Péché des passions et passion de la Foi chez Pascal.

 

 

Introduction :

« Video meliora, proboque, sed deteriora sequor ». (“Je vois le meilleur, et je l’approuve, mais je poursuis le pire”.)

Ovide.

 

« Fecisti nos ad te, et inquietum est cor nostrum donec resquiescat in te ». (‘‘Tu nous as fait pour Toi, et notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il repose en Toi’’). 

Saint-Augustin, Confessions, I, 1, n.1.

 

« Le libre arbitre ne peut vouloir que le mal. La grâce doit être constante et irrésistible et nous déterminer de l'intérieur à vouloir le bien. »

Jansénius.

 

 

Longtemps, les Anciens ont considéré l'impassibilité comme une vertu, et les passions[1], leur contraire, comme un vice. L'âme devrait être imperturbable, libre du commerce avec le corps, et dirigée uniquement vers l'action de l'esprit. Or Descartes a (dé-) montré le caractère quasi-mécanique des passions en tant qu'actions du corps sur l'âme, influençant durablement la pensée de son temps, et stigmatisant la pensée d'Aristote, ou plutôt celle des Scolarques qui caricaturèrent la pensée du Stagirite, comme archaïque et dépassée par les progrès des mathématiques et de la géométrie. Sur un modèle mécaniste, et par une analyse médicale des passions, on peut expliquer les passions sans recours au péché[2] originel, et éviter de lier mal et passions. Descartes, par sa théorie physique des passions, constituerait donc l’influence première de Pascal, au sens où c’est cela par quoi un concept de « passion », chez Pascal, se peut d’abord constituer.

          Cependant, pour Pascal et contrairement à son contemporain, on ne peut déclarer l'Homme innocent de son corps ni de ses appétits, comme si son corps n’était qu’analysable comme de la simple étendue, comme quelque chose de purement machinique ; le corps n’est pas neutre ou indifférent, en tant que signifiant ; le corps semble effectivement, pour Pascal, issu du « péché », il apparaît comme une conséquence de la Chute du Paradis terrestre, et comme tel, fait signe du Mal. Les passions sont donc, contrairement à ce que dit Descartes, en général toutes mauvaises. Il appert donc que, dans un premier temps, nous devrions considérer les passions comme la manifestation de l'emprise du péché sur l'Homme. D'où, nous pensons qu’il faille enquêter sur ce en quoi exactement consiste le péché, qu’il faille chercher à savoir s'il touche chacun des Hommes, et si les passions lui sont toutes liées. L’hypothèse que le péché n’est qu’une conviction purement arbitraire, ou bien qu’une simple coutume accompagnant le catéchisme, voudrait dire que Pascal est un pessimiste par décision. An fond, une telle justification du péché, comme signe ou symptôme de la malignité naturelle de l’Homme correspondrait à ce que Henri Gouhier a appelé l’ « anti-humanisme » de Pascal, par opposition à l’anthropocentrisme de la Renaissance. L’Homme ne serait grand, aimable, qu’en tant que créature de Dieu, et non pas en tant qu’être pensant, ou sujet de libre-arbitre. Fondamentalement, la condition de l’Homme aurait pour paradigme (si l’on peut appliquer à l’anthropologie et à la théologie le concept de Kuhn sur les révolutions scientifiques) la passion ou le fait d’être passionné, c’est-à-dire, d’une part la soumission de l’âme au corps, et d’autre part, par voie de conséquence, une vie faite de souffrance.

          En effet, il semble que le mot « passion » corresponde aussi au concept de Passion du Christ ; or Pascal a vécu, semble-t-il, la passion du Chrétien, cette passion analogue à celle du Christ qui a consisté à découvrir sa propre misère et son propre péché, et à vouloir aimer Dieu et à se rapprocher de lui. Ce processus de métamorphose se déroule en deux étapes : d’abord la « Passion » proprement dite, faite de souffrances, d’humiliations, de désespoir : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »[3], la conscience de tous les péchés du monde ; ensuite, c’est un enlèvement, une sorte de « Résurrection » dans un esprit neuf, plus clair, et armé de la certitude, de la vérité inébranlable. La nuit dite du Mémorial [4] qui ressemble à un miracle, à un phénomène d’apparition mystique (une gerbe de feu s’élevant dans sa chambre) l’a conduit à une « conversion »[5], c'est-à-dire à une modification de son mode de vie, à une radicalisation de ses croyances religieuses, à une purification de sa foi. Ainsi, la solution pascalienne des passions se trouverait dans la passion de chacun, sur le modèle de celle de Jésus-Christ, et qui tiendrait dans une prise de conscience de la nature pécheresse de l’âme humaine, dans la connaissance d’un péché structurel, et dans une quête du Salut, non pas par intérêt pour une vie éternelle promise, mais par la plus absolue nécessité. Nous devrions nous efforcer d’atteindre au Salut, non par volonté de plaire à un maître qui serait ultime, mais parce que nous ne pouvons pas ne pas reconnaître en Dieu, non un quelconque alter ego, un avatar de nous-mêmes, mais un Autre absolu. Il n’y a pas de maître en ce monde, car toute prétention à la maîtrise n’est que fruit de l’imagination, d’une coutume, d’une tradition ; et tout maître, hormis par la foi, n’est que une simple figuration, voire le résultat d’effets purement mécaniques, comme l’émergence d’un dominant parmi une meute, comme la sélection naturelle d’une bande d’animaux ; par conséquent, nous devons nous soucier de notre condition même, et notre Directeur, c’est, selon Pascal, Dieu, ou Jésus-Christ, notre Seigneur.

          Le philosophe apparaît donc condamné à réviser ses prétentions naturelles (à la raison, à la vérité discursive), et semble devoir se muer, se métamorphoser, en dévot (« se convertir »), comme Pascal l’a fait, pour se rendre quelque peu aimable envers Dieu. Par conséquent, quelle place donner au philosophe, puisqu'il est un être passionné, en tant qu’il se passionne pour la sagesse, et donc soumis au péché - car, pour Pascal, la « libido sciendi » est un des signes du péché - dans son activité même de philosophe ?

          Que veut dire Pascal, lorsqu'il dit : « Se moquer de la philosophie, c'est vraiment philosopher »[6] ? Nous pourrions aussi nous demander si Pascal a été objectif dans ses choix (mais un choix peut-il être « objectif » ? N’a-t-on pas dit que nous étions toujours les hommes de notre temps ?), s’il n'a pas encouragé, par ses idées, une certaine forme de mysticisme, accompagnée d’intolérance. Comment concilier foi et philosophie ? Quelle forme de pensée, Pascal développe-t-il, lorsqu’il affirme que l’entendement humain est impuissant à connaître la vérité de toutes choses ? À la lumière de l’histoire de la pensée en général, il faudrait effectivement dégager l’(in-) actualité, et donc l'universalité de Pascal, à savoir s’il est un accord possible entre ses engagements religieux et l’ « engagement » philosophique ; comment peut-on à la fois lutter contre la « libido sciendi » et produire des textes philosophiques ? Le concept de « péché », qui sonne aujourd’hui un peu désuet, doit receler une théorie des passions que l’on doit faire émerger et comprendre (d’où vient-il que la sexualité puisse provoquer une telle culpabilité – que cela signifie-t-il pour le sujet, pour l’humanité de l’humain?[7]).

Le concept de « péché » devrait être ré-examiné, de telle sorte que, par contraste, celui de la foi apparaisse mieux. Si, d’un côté, il y a le danger du péché, qui en ce monde est toujours déjà là, de l’autre côté il y a l’espoir de la foi, à quoi cependant tous les Hommes ne semblent pas accéder, ni même aspirer. Il existe donc des Hommes qui ne veulent pas croire, ou qui feignent d’ignorer qu’il faille croire. Par conséquent se pose aussi le problème de la direction de conscience : D’où vient-il qu’il faille se donner un Directeur ? On pourrait ainsi établir un lien entre péché et autorité : En effet, le politique, comme machine des passions, comme ciment social mécanique (et nécessaire), n’est pas sans lien avec l’idée qu’il y a du mal intrinsèque en nous-mêmes, quoique certains prétendent que nous tendions naturellement vers le bien (ce que Pascal, avec saint-Augustin et Jansénius, n’accorde pas à l’homme simplement homme). Dans la guise de l’opposition radicale et classique entre le cœur et la raison, on aurait tendance à se poser cette question : ‘‘Faut-il aspirer à une société machinale, ou bien au contraire à une spontanéité sauvage des passions ?’’ Une telle question, cependant, tomberait à faux pour Pascal, puisque rien dans nos aspirations n’échappe à la vanité[8], rien ne se dissimule de notre condition d’être futile, livré sans vergogne au « divertissement », que celui-ci soit un travail sérieux, une charge, un office, des œuvres quelconques, même charitables, ou qu’il s’agisse de jeux, de beuveries, de parties de chasse, ou d’autres divertissements au sens actuel du mot. Tout cela s’enveloppe sous le concept « divertissement » et consiste en le détournement, en la mauvaise foi, qui nous dévie justement de la foi, seule passion justifiable au regard de Dieu, en qui, pour Pascal, seul le réel se constitue.

 

Nous pourrions, également, comparer le concept moderne de « désir », comme chez Freud par exemple, et celui de « passions » tel que Pascal le pense ; ainsi, nous enquêterions sur une préfiguration éventuelle de la subjectivité, telle que les psychanalystes l’ont comprise ou imaginée.

Rappelons que le désir est sans égards avec le corps, qu’il méconnaît les capacités corporelles, et passe outre les conditions matérielles dans lesquelles il s’exerce ; le sujet, soumis aux passions, oublie l’instinct de conservation, ignore sa propre santé, va jusqu’au sacrifice de sa vie s’il le faut, si sa passion le lui réclame. En cela, le désir, dans une première approche, s’apparente à la catégorie pascalienne du « divertissement », où la chasse n’est pas considérée comme une action en vue de subvenir aux besoins du corps, en vue de fournir de la nourriture à l’organisme, mais au contraire une passion, destinée à nourrir l’esprit, à le « divertir » ; la chasse n’a aucune finalité, sinon que d’occuper l’esprit, de le détourner de ce qui devrait le préoccuper, à savoir le salut, la destinée de l’Homme, le dessein qu’il doit avoir en cette vie, afin de préparer l’autre, la « vie éternelle ». En ce sens, le « divertissement », chez Pascal, serait bien identifiable au désir puisque, comme le désir - qui est inconscient - chez Freud, le divertissement est méconnu de son auteur ; non seulement le sujet qui se divertit oublie les occupations auxquelles il devrait s’occuper, mais de surcroît, méconnaît les raisons mêmes de son divertissement, et ignore même ceci qu’il se divertit, ou ne veut pas savoir qu’il se divertit.

 

Autre parallèle possible, le concept de « mauvaise foi », tel que Sartre le forge, serait peut-être déjà en germe chez Pascal[9]. C’est le thème pascalien de la « pensée de derrière ». Nous voyons ainsi à quel point Pascal est une des grandes sources de constitution, avec Descartes, de la subjectivité. La question de l’angoisse[10], également, qui fut au cœur de la pensée existentialiste, comme corrélat de l’absence véritable d’objet du désir, trouverait son origine chez Pascal (Sartre, de son côté, aurait qualifié la vie humaine de « futile passion »).

Il nous semble pouvoir bâtir également des liens avec les pensées futures de Nietzsche, d’une part, et de Wittgenstein, de l’autre. Pour le premier, ce sont les interrogations de Pascal sur la relativité des normes humaines qui peuvent faire penser à la Généalogie de la Morale, par exemple ; pour le second, on peut voir le style aphoristique lié à la critique de la décrépitude des valeurs esthétiques et morales de son temps.

Enfin et surtout, on ne peut pas nier l’influence de saint-Augustin sur Pascal, la plus grande avec celles de Descartes et de la Bible.[11] Nous devrions arriver à comprendre comment Pascal a substitué à sa passion de connaître une forme d’action suprême (l’amour de Dieu, ou « charité[12] »), et comment il a en réalité produit une passion nouvelle ; selon nous, en effet, la charité n’est autre qu’une passion pieuse ; ce concept paradoxal, que nous devons nous efforcer d’élucider, en tant que philosophème constituable, tient en ce que la pensée, pour Descartes comme pour Pascal, relève essentiellement d’une action, puisqu’elle est issue du Cogito, et relève par conséquent du libre-arbitre ; or, comme la charité est un don de Dieu, et non une œuvre humaine, aucun libre-arbitre concernant la charité ne saurait être invoqué pour expliquer l’origine de cette aspiration continue, de chaque instant, à Dieu ; là, ce qu’il nous faudra montrer, c’est qu’il y a une soumission à Dieu du sujet, et donc une soustraction de soi-même en tant que « membre pensant »[13] et non plus Cogito, idée que l’on trouve déjà chez saint-Augustin, lorsqu’il dit que nous sommes les membres du corps du Christ : « (…) quand tous les membres coopèrent dans l’unité du corps, quand il y a santé et concorde, alors les membres jouissent, et jouissent les uns des autres (…) que celui qui dans le corps du Christ ne peut pas ressusciter un mort ne cherche pas à faire ce miracle ; mais qu’il cherche à être dans le corps du Christ un membre bien adapté (…) » (in « Enarratio in Psalmum » 130, 6. Traduction J. Lebreton, cité par H. Marrou, Saint-Augustin et l’Augustinisme, Paris, Seuil, 1955, p.118.)

 

 

L’Homme, selon Pascal, est naturellement angoissé ; son être le destine aux passions inquiètes, à la perpétuelle recherche des biens matériels, et à la peur du lendemain, mais surtout à l’ignorance ; seule la religion peut le sauver de cet état.  Pour Pascal, la religion chrétienne constitue l’horizon du réel, le point où l’attention doit se fixer afin de trouver un appui solide (tel que Descartes le trouvait dans les mathématiques…) à partir de quoi fonder une certitude absolue consistant, chez Pascal, en la Foi (… tandis que Descartes, lui, fondait sa « science admirable »).

LG 400 [BR 229][14] « Voilà ce que je vois et ce qui me trouble. Je regarde de toutes parts, et je ne vois partout qu’obscurité. La nature ne m’offre rien qui ne soit matière de doute et d’inquiétude. Si je n’y voyais rien qui ne marquât une divinité, je me déterminerais à la négative ; si je voyais partout les marques d’un créateur, je reposerais en paix dans la foi. Mais, voyant trop pour nier et trop peu pour m’assurer, je suis en un état à plaindre, et où j’ai souhaité cent fois que, si un dieu la soutient, elle le marquât sans équivoque ; et que si les marques qu’elle en donne sont trompeuses, qu’elle les supprimât tout-à-fait ; qu’elle dît tout ou rien, afin que je visse quel parti je dois suivre. Au lieu qu’en l’état où je suis, ignorant ce que je suis et ce que je dois faire, je ne connais ni ma condition ni mon devoir. Mon cœur tend tout entier à connaître où est le vrai bien, pour le suivre ; rien ne me serait trop cher pour l’éternité.

          Je porte envie à ceux que je vois dans la foi vivre avec tant de négligence, et qui usent si mal d’un don duquel il me semble je ferais un usage si différent ».

 

          Cette Pensée exprime le reproche que Pascal adresse aux Chrétiens naïfs, qui croient par habitude, par « la machine » ; cependant, cette machine est bien meilleure que le libertinage (du chevalier de Méré, par exemple), où la foi est totalement tombée en déshérence.

          Et cependant on peut constater un doute constant de Pascal, non dans sa foi elle-même, mais dans les moyens de l’observer, et de la suivre ; tout se passe véritablement comme si sa foi avait été une impérieuse maîtresse dont il n’aurait su comment satisfaire les caprices.

          L’angoisse permanente de Pascal, ses aveux de vanité, d’orgueil, de lâcheté ou de flagornerie, bref son inconstance toute baroque ont peut-être interdit à ce « dernier Père de l’Église »[15] d’être canonisé. Ce que Pascal reproche aux « Gentils », aux incroyants, il pourrait paradoxalement l’appliquer à lui-même. Pascal doute sans cesse de ses propres aspirations, et semble ne jamais atteindre à la clarté et à la distinction qu’il aurait souhaitées pour sa foi, comme si sa certitude en l’existence et en l’amour de Dieu était toujours assombrie d’angoisse. Comme on le voit dans ses références aux Sceptiques, Pascal attacherait plus de valeur au doute qu’à la certitude, laquelle apparaîtrait pour lui toujours douteuse.

          Il y aurait, chez Pascal, un caractère hérétique, un caractère révolutionnaire (« frondeur », puisque c’est l’époque), celui d’un révolté, soumis au doute et à la contestation plutôt qu’à la simple autorité des textes, de la pensée religieuse de son temps, et de la tradition.

 

LG 386 [BR 465] : « Les stoïques disent : “Rentrez au-dedans de vous-même, c’est là où vous trouverez votre repos”. Et cela n’est pas vrai.

          Les autres disent : “Sortez au-dehors et cherchez le bonheur en un divertissement”. Et cela n’est pas vrai, les maladies viennent.

          Le bonheur n’est ni hors de nous, ni dans nous ; il est en Dieu, et hors et dans nous ».

 

 

 

          Il nous faut essayer de forger cette “passion pieuse”, qui serait la Foi, et qui se distinguerait des passions, entendues comme un pluriel indistinct, et qui désigne les pulsions animales communes à chaque homme, et même communes à plusieurs espèces d’animaux.

Ainsi, on peut lire dans les Écrits sur la Grâce , Écrit I, p. 219 du tome II des Œuvres complètes, éd. Le Guern, que : «  [...] la vie chrétienne […] n’est autre chose qu’un saint désir, selon Saint-Augustin [...] » sous-entendu “du Bien” (c’est nous qui soulignons).

Page 220 : « Chaque action que nous faisons en Dieu est faite en nous par Dieu même ». Cela signifie que Dieu agit effectivement sur notre âme, comme de l’autre côté, notre corps lui inflige ses actions, et produit en nous des passions. C’est donc bien une passion, en nous, que cette action de Dieu qui est la Foi et la conduite pieuse de tout Chrétien, de tout croyant véritable.

 

         

          Voici le lieu où se trouvent, dans les Pensées de Pascal, les références aux « passions » : d’après Le Guern, et l’index de son édition : 41, 106, 110, 133, 307, 365, 389, 404, 543, 598, 662, 728, 744. Et pour le  terme de « Passion » du Christ : 481, 649, 692, 717. Il faut ajouter, pour « passion », les pensées 397, 647.

          En guise d’introduction, essayons de mieux comprendre ces Pensées sur les passions, afin d’établir une première ébauche du concept de « passion » chez Pascal.

 

LG 41 (p.551) : « Imagination.

          C’est cette partie dominante dans l’homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté, et d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours, car elle serait règle infaillible de vérité si elle était infaillible du mensonge. Mais étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant du même caractère le vrai et le faux. Je ne parle pas des fous, je parle des plus sages, et c’est parmi eux que l’imagination a le grand droit de persuader les hommes. La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses.

          Cette superbe puissance ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l’homme une seconde nature. Elle a ses heureux, ses malheureux, ses sains, ses malades, ses riches, ses pauvres. Elle fait croire, douter, nier la raison. Elle suspend les sens, elle les fait sentir. Elle a ses fous et ses sages. [...] »

          Maîtresse, directrice des actions des Hommes, l’imagination semble se substituer, selon Pascal, à la raison ; le monde serait finalement davantage gouverné par l’imagination, et donc par les passions, que par la raison ou le raisonnement.

 

LG 41, p. 555 : « [...] L’homme n’est qu’un sujet plein d’erreur naturelle, et ineffaçable sans la grâce. Rien ne lui montre la vérité. Tout l’abuse. Ces deux principes de vérité, la raison et les sens, outre qu’ils manquent chacun de sincérité, s’abusent réciproquement l’un l’autre ; les sens abusent la raison de fausses apparences, et cette même piperie qu’ils apportent à l’âme, ils la reçoivent d’elle à leur tour ; elle s’en revanche. Les passions de l’âme les troublent et leur font des impressions fausses. Ils mentent et se trompent à l’envi ».

          Pascal reprend ici le lieu commun que « les sens nous trompent », alors que Descartes a bien montré que dans la vue par exemple, c’est toujours l’âme ou la pensée qui voit, et non pas l’œil. Cependant le philosophe auvergnat veut montrer plutôt la finitude et des sens, et de la raison ; seule la foi (chez Descartes, la volonté) peut nous rendre grand, et nous rapprocher de l’infini, de l’absolu ou « Dieu ».

 

LG 42 : « Vanité.

          La cause et les effets de l’amour.

          Cléopâtre. »

          Pascal insiste sur l’apparente frivolité des passions, mais dont on ne doit pas se moquer, puisque de petits détails provoquent de vastes événements ; les passions dépendent de circonstances infimes, mais sont en elles-mêmes très puissantes. Un peu produit beaucoup. Les passions tiennent à un détail à un « je-ne-sais-quoi », mais comme les Grands gouvernent plus par leur imagination et leurs passions, qu’avec leur raison et leurs pensées libres, ce détail a des conséquences extraordinairement étendues.

cf. fr.183 (p.607), 392 (pp. 674-675).

 

LG 392 : « Qui voudra connaître à plein la vanité de l’homme n’a qu’à considérer les causes et les effets de l’amour. La cause en est un je-ne-sais-quoi. Corneille. Et les effets en sont effroyables. Ce je-ne-sais-quoi, si peu de chose qu’on ne peut le reconnaître, remue toute la terre, les princes, les armées, le monde entier.

          Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé ».

 

LG 106 (p.575) : « Immatérialité de l’âme.

          Les philosophes qui ont dompté leurs passions, quelle matière l’a pu faire ? »

 

          Ce n’est qu’en agissant sur soi, en sa propre pensée, qu’on peut véritablement changer ; cependant Pascal, contrairement à Descartes par exemple, ne va pas opposer aux passions une volonté, mais une autre passion plus grande, qui est la foi ; certes, on peut considérer les pratiques religieuses, comme des efforts pour accéder au niveau spirituel, à cet « ordre surnaturel » qui est la charité, mais ce ne seront que des techniques, ces volontés de l’âme n’auront pas en elles-mêmes de finalité, ni même en tant que manifestations de la raison, dont Pascal, au fond, n’a que faire, puisque la raison (comme le corps et ses affections) est un signe de la finitude humaine, un attribut du péché. Ce ne sont pas les régimes, les chapelets, les bures, les méditations, les bâtons de pèlerins et les pater qui vont véritablement constituer la passion pieuse, mais tout cela participe de la « machine ». Ce sont des instruments. Cette étape de l’ascèse, d’une certaine manière, prouve l’existence de l’âme, mais non pas en tant que théorie authentique (seule la Religion est vraie, nous dit Pascal), mais par accident, par occasion, ou mécaniquement.

 

LG 110 (p.576) : « Contrariétés.

          Après avoir montré la bassesse et la grandeur de l’homme.

          Que l’homme maintenant s’estime son prix. Qu’il s’aime, car il y a en lui une nature capable de bien ; mais qu’il n’aime pas pour cela les bassesses qui y sont. Qu’il se méprise, parce que cette capacité est vide ; mais qu’il ne méprise pas pour cela cette capacité naturelle. Qu’il se haïsse, qu’il s’aime : il a en lui la capacité de connaître la vérité et d’être heureux ; mais il n’a point de vérité, ou constante, ou satisfaisante.

          Je voudrais donc porter l’homme à désirer d’en trouver, à être prêt et dégagé de passions, pour la suivre où il la trouvera, sachant combien sa connaissance s’est obscurcie par les passions ; je voudrais bien qu’il haït en soi la concupiscence qui le détermine d’elle-même, afin qu’elle ne l’aveuglât point pour faire son choix, et qu’elle ne l’arrêtât point quand il aura choisi ».

          La question de l’amour-propre semble obséder Pascal. Le fait d’aimer Dieu semble, pour lui, impliquer de se haïr soi-même, car c’est le propre de ceux qui ne croient pas de s’aimer eux-mêmes. Il y a, de plus, contradiction entre deux parties de l’Homme : la part de l’« ange » et celle de la « bête », une partie divine et une partie animale. Il faut donc haïr la partie animale, mais ne pas révérer la partie angélique, car cet amour de soi nous ferait perdre de vue notre véritable condition : LG 572 (p.781) : « L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête ».

 

 

LG 397 (p.679) : « Il est vrai, mais apprenez au moins que votre impuissance à croire vient de vos passions, puisque la raison vous y porte et que néanmoins vous ne le pouvez. Travaillez donc non pas à vous convaincre par l’augmentation des preuves de Dieu, mais par la diminution de vos passions ».

 

          Les passions nous font croire à l’existence par excellence des corps, à ceci que rien ne saurait être supérieur en termes de niveaux de réalité, que les corps. Dans les passions, nous croyons expérimenter la consistance immédiate des corps, leur apparente évidence. L’ascèse, elle, fait croire au contraire que le spirituel s’oppose aux corps, elle fait comme si les corps n’existaient pas, ou comme s’ils avaient un niveau d’existence beaucoup moins fort. Ce n’est pas encore une Religion véritable, puisqu’elle s’attache encore aux corps, quitte à les dénoncer ; mais c’est une technique utile pour qui veut ouvrir son cœur à Dieu.

 

Note de Pascal :

          « C’est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi. Dieu sensible au cœur, non à la raison.

          Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point ; on le sait en mille choses.

          Je dis que le cœur aime l’être universel naturellement et soi-même naturellement, selon qu’il s’y adonne, et il se durcit contre l’un ou l’autre à son choix.

          Vous avez rejeté l’un et conservé l’autre ; est-ce par raison que vous aimez ? »

 

          Le choix de s’aimer soi-même plutôt que Dieu, n’est pas rationnel ; par conséquent on ne peut pas se servir de l’argument d’irrationalité, pour dénoncer la Religion. L’idée selon laquelle la religion serait fausse, parce qu’irrationnelle, ne peut donc pas valoir comme raison de ne pas croire.

 

Seconde note de Pascal (p.679), à propos de ceux qui sont habitués à la foi par l’habitude, les rites (cf. « la machine ») :

« La coutume est notre nature. Qui s’accoutume à la foi la croit, et ne peut plus ne pas craindre l’enfer, et ne croit autre chose.

          Qui s’accoutume à croire que le roi est terrible, etc.

          Qui doute donc que notre âme, étant accoutumée à voir nombre, espace, mouvement, croie cela et rien que cela ?

[Ceci est dirigé contre l’ « esprit de géométrie », tels les philosophes, tels Descartes ou les stoïciens, contre la théorie mécaniste, et contre la métaphysique, et contre tout dogmatisme en général, qui réduisent l’être à telle ou telle donnée matérielle.]

          Croyez-vous qu’il soit impossible que Dieu soit infini, sans parties ? - Oui. - Je vous veux donc faire voir une chose infinie et indivisible : c’est un point se mouvant partout d’une vitesse infinie.

Car il est un en tous lieux et tout entier en chaque endroit.

          Que cet effet de nature qui vous semblait impossible auparavant vous fasse connaître qu’il peut y en avoir d’autres que vous ne connaissiez pas encore. Ne tirez pas cette conséquence de votre apprentissage, qu’il ne vous reste rien à savoir, mais qu’il vous reste infiniment à savoir.

          Il est faux que nous soyons dignes que les autres nous aiment. Il est injuste que nous le voulions. Si nous naissions raisonnables et indifférents, et connaissant nous et les autres, nous ne donnerions point cette inclination à notre volonté. Nous naissons pourtant avec elle, nous naissons donc injustes.

          Car tout tend à soi : cela est contre tout ordre.

Il faut tendre au général, et la pente vers soi est le commencement de tout désordre, en guerre, en police, en économie, dans le corps particulier de l’homme.

          La volonté est donc dépravée. Si les membres des communautés naturelles et civiles tendent au bien du corps, les communautés elles-mêmes doivent tendre à un corps plus général dont elles sont membres. L’on doit donc tendre au général. Nous naissons donc injustes et dépravés.

          Nulle religion que la nôtre n’a enseigné que l’homme naît en péché, nulle secte de philosophes ne l’a dit, nulle donc n’a dit vrai.

[Ceci apparaît comme un sophisme de la part de Pascal, que la partie fausse emporte le tout de la théorie…]

          Nulle secte ni religion n’a toujours été sur la terre que la religion chrétienne.

[Ce point apparaît très contestable, sinon que la religion chrétienne, justement, serait plutôt une secte - ici au sens actuel, alors que « secte » avait un sens modéré, et signifiait simplement « mouvement de pensée », du temps de Pascal - qu’une religion, en tant qu’elle s’arroge un privilège que d’autres pourraient aussi légitimement s’approprier – ce qu’elles ne peuvent pas faire en même temps, puisque sinon, il y aurait contradiction. C’est cependant la thèse de Pascal, et il faut en montrer la cohérence, en partant de son point de vue, de ses axiomes propres.]

          Il n’y a que la religion chrétienne qui rende l’homme aimable et heureux tout ensemble ; dans l’honnêteté, on ne peut être aimable et heureux ensemble ».

 

On a ici l’idée que les hommes ne s’aiment pas naturellement les uns les autres ; c’est toujours le moi[16] qui se croit aimable, et qui, se croyant aimé, aime à son tour ; le rôle de l’imagination dans l’amour apparaît donc absolument fondamental, ainsi que, d’une manière générale, dans les relations sociales. Comme le dit l’adage : “l’égoïste, c’est celui qui ne pense pas à moi”. Si donc, dit Pascal, les hommes étaient réellement raisonnables, ils ne s’aimeraient ni eux-mêmes, ni les autres, qu’ils considèreraient avec une parfaite indifférence. Les conflits, comme les amours, ne naissent que de l’imcompossibilité nécessaire de tous ces « moi » qui voudraient qu’on les aime, comme ils s’aiment eux-mêmes.

Pascal recommande de s’incommoder, car le respect ne va pas sans une soustraction de soi-même, une diminution volontaire de sa propre sphère, une sorte d’abdication volontaire sur soi-même : « Si le respect était d’être en fauteuil, on respecterait tout le monde et ainsi on ne distinguerait pas. Mais étant incommodé on distingue fort bien ».

 Comme nous ne saurions nous entendre avec tout le monde, l’Autre est le refuge, et ce peut-être Dieu, comme Pascal nous y enjoint ; l’incompossible connaît des exceptions dans des moments d’amour où l’Autre et le moi ne semblent plus faire qu’un.

 

« Honnêteté » définie par Damien Mitton [note 2 de Le Guern, p.1456 de son éd.] : « ce ménagement de bonheur pour nous et pour les autres [...] l’amour-propre bien ménagé »

 

LG 133 (p.589) [BR 464]: « Philosophes.

          Nous sommes pleins de choses qui nous jettent au-dehors.

          Notre instinct nous fait sentir qu’il faut chercher notre bonheur hors de nous. Nos passions nous poussent au-dehors, quand même les objets ne s’offriraient pas pour les exciter. Les objets du dehors nous tentent d’eux-mêmes et nous appellent quand même nous n’y pensons pas. Et ainsi les philosophes ont beau dire: “Rentrez-vous en vous-mêmes, vous y trouverez votre bien”, on ne les croit pas et ceux qui les croient sont les plus vides et les plus sots ».

          Cette Pensée est l’expression du lien entre “les passions” et le « divertissement », à savoir la constante de la condition humaine de se forger, au moyen de l’imagination, une seconde nature, où le sujet se sente heureux, alors qu’il n’est en lui-même qu’inquiet et ignorant de son sort. Cette procédure de fuite, c’est le divertissement, qui nous occupe l’esprit, en nous attachant aux plaisirs du corps par le moyen des passions, tandis que la seule authentique passion vient de l’action de Dieu, mais que nous ne voulons pas voir. Le religieux, en un sens, ce serait la refonte dans la seconde nature, dans l’imagination, dans les coutumes, de cette présence en nous de Dieu, mais en oubliant le caractère unique de cette passion pieuse. Tout se passe comme si, dans les sectes philosophiques en tout cas, pour Pascal, la question de l’absolu était masquée par des thèses dont le seul affrontement fait l’intérêt des philosophes, qui luttent entre eux par idées interposées ; la passion de connaître est travestie sous la forme d’une polémique stérile, et dont le seul intérêt consiste en les passions - somme toute, charnelles, puisque calquées sur un affrontement physique de gladiateurs dans l’arène - qui naissent du débat ; cette rivalité met en œuvre le “moi”, puisque c’est le “moi” qui se trouve conforté lorsque le contradicteur a raison, ou humilié lorsqu’on le déclare, au contraire, dans son tort.

 

LG 135 : « Les trois concupiscences [libido de la chair, libido de la connaissance, libido de l’orgueil - ou charité] ont fait trois sectes et les philosophes n’ont fait autre chose que suivre une des trois concupiscences ».

          Il y a trois « ordres » : ce point est capital, et nous reviendrons plus longuement dessus par la suite. Cela implique le caractère surnaturel de la charité ; il faudra aussi comprendre ce que c’est que la « grâce », notamment à la lumière des Provinciales.

 

LG 307 (p.654) : « Et ce qui couronne tout cela est la prédiction, afin qu’on ne die point que c’est le hasard qui l’a fait.

          Quiconque n’ayant plus que huit jours à vivre ne trouvera pas que le parti est de croire, que tout cela n’est pas un coup du hasard ?

          Or si les passions ne nous tenaient point, huit jours et cent ans seraient une même chose ».

          Nous sommes attachés au superflu, aux activités du corps (lequel est mortel, pour autant que nous sachons...), et non à celles de l’âme ; nous sommes donc attachés aux passions de l’âme, c’est-à-dire aux actions du corps. Si nous n’avions ces « divertissements », qui nous font courir tout le jour, nous ne nous poserions pas la question de savoir quel sera notre salut dans l’au-delà supposé que tout à la fin, la veille de notre mort, mais nous nous poserions cette question tout le jour, et tenterions tous ensemble, en tant qu’êtres raisonnables et se connaissant (et soi-même, et les autres), de répondre à cette question, sans autre passion que l’action de Dieu sur nous.

          Le Guern renvoie à la pensée 143 (p.598) : « Que me promettez-vous enfin, car dix ans est le parti, sinon dix ans d’amour-propre, à bien essayer de plaire sans y réussir, outre les peines certaines ? » (Le Guern de citer alors le Traité du triangle arithmétique, où Pascal explique que le parti équivaut, au jeu, à la mise - souvent, en argent - dont chacun se défait afin de jouer, en laissant faire le hasard de l’en déprendre définitivement ou de lui attribuer davantage).

 

LG 365 (p.668) [BR 203] : « Fascinatio nugacitatis.

          Afin que la passion ne nuise point, faisons comme s’il n’y avait que huit jours de vie ».

Note de LG : trad. “La fascination de la frivolité” (Sagesse, IV, 12)

Définition de Jansénius : « La fascination de la frivolité, c’est-à-dire l’ensorcellement ou l’obscurcissement du jugement par lequel les bagatelles et les choses frivoles de ce monde paraissent, aux yeux de l’esprit resserrés comme par un maléfice, dignes de plus d’amour et d’admiration que cela n’est vrai ». Cf. LG 307.

          L’Homme se perd dans l’attrait du beau (voyez le goût baroque, les canons du Grand Siècle qui portent aux nues les artifices, les anamorphoses, les oxymorons et autres anomalies bizarres). Il semble ne suivre que ce qui lui plaît, ce qui le flatte ou ce qui est facile à admettre, parce qu’agréable aux sens, fût-ce en les inquiétant, en les troublant, en les frappant, comme le théâtre tragique peut faire, par exemple.

 

LG 389 (p.674) : « Cette guerre intérieure de la raison contre les passions a fait que ceux qui ont voulu avoir la paix se sont partagés en deux sectes. Les uns ont voulu renoncer aux passions et devenir dieux, les autres ont voulu renoncer à la raison et devenir bête brute. Des Barreaux. Mais ils ne l’ont pu ni les uns ni les autres, et la raison demeure toujours, qui accuse la bassesse et l’injustice des passions et qui trouble le repos de ceux qui s’y abandonnent. Et les passions sont toujours vivantes dans ceux qui y veulent renoncer ».

          Selon Pascal, il y a trois « Ordres », c’est-à-dire trois instances de l’être : corps, esprit, cœur, à quoi correspondent trois passions fondamentales : libido, libido sciendi, charité (amour charnel, amour du savoir, et amour de Dieu). La concupiscence de nos actes est à deux niveaux : corporel et spirituel. Seul l’amour de Dieu nous éloigne de l’état de pécheur. Nous ne pensons qu’à nous-mêmes, et quand nous pensons aux autres, ce n’est que pour notre Salut. Pascal attaque la philosophie, en tant qu’orgueilleuse, ignorante du « cœur » et conduisant l’Homme à un malheur plus grand que s’il était dans l’ignorance.

 

LG 404 (p.692) : « Alors Jésus-Christ vient dire aux hommes qu’ils n’ont point d’autres ennemis qu’eux-mêmes, que ce sont leurs passions qui les séparent de Dieu, qu’il vient pour les détruire, et pour leur donner sa grâce, afin de faire d’eux tous une Église sainte.

          Qu’il vient ramener dans cette Église les païens et les Juifs, qu’il vient détruire les idoles des uns et la superstition des autres. A cela s’opposent tous les hommes, non seulement par l’opposition naturelle de la concupiscence ; mais, par-dessus tout, les rois de la terre s’unissent pour abolir cette religion naissante, comme cela avait été prédit ».

          On peut penser à l’ « armée d’amants » du Banquet de Platon, où les amants seraient plus forts que des gens qui ne s’attacheraient pas les uns pour les autres ; l’amour humain, pour Pascal est comme un obstacle à l’amour de Dieu, et l’on préfère se réfugier dans le commerce avec autrui, pour oublier le véritable enjeu de cette vie, à savoir la rencontre entre Dieu et les Hommes. Les passions nous divertissent de la passion qui devrait nous lier à Dieu.

 

LG 543 (p.774) :

 « “Éteindre le flambeau de la sédition” : trop luxuriant.

 

          “L’inquiétude de son génie” : trop de deux mots hardis.

 

          Quand on se porte bien, on admire comment on pourrait faire si on était malade. Quand on l’est, on prend médecine gaiement, le mal y résout ; on n’a plus les passions et les désirs de divertissements et de promenades que la santé donnait et qui sont incompatibles avec les nécessités de la maladie. La nature donne alors des passions et des désirs conformes à l’état présent. Il n’y a que les craintes que nous nous donnons nous-mêmes, et non pas la nature, qui nous troublent parce qu’elles joignent à l’état où nous sommes les passions de l’état où nous ne sommes pas.

          La nature nous rendant toujours malheureux en tous états, nos désirs nous figurent un état heureux parce qu’ils joignent à l’état où nous sommes les plaisirs de l’état où nous ne sommes pas ; et quand nous arriverions à ces plaisirs, nous aurions d’autres désirs conformes à ce nouvel état.

          Il faut particulariser cette proposition générale ».

          Ce caractère d’insatisfaction permanente est le propre du jeu, par exemple. La proposition peut désigner tout ce qui concerne les plaisirs naturels non nécessaires, comme l’amour, et plus encore les plaisirs ni naturels, ni nécessaires, tels que l’art, la chasse et le jeu.

 

cf. LG 542 : « On aime à voir l’erreur, la passion de Cléobuline, parce qu’elle ne la connaît pas ; elle déplairait si elle n’était trompée.

 

          “Prince” à un roi plaît, pour ce qu’il diminue sa qualité ».

 

          Selon Pascal, nous aimons voir l’autre se tromper sur nous-mêmes ; ce qui semble dire, que nous aimons apparaître tels que nous ne sommes pas (remarquons que Pascal s’est beaucoup « avancé masqué » et a usé de plusieurs pseudonymes pour écrire son œuvre : M. de Mons, Amos Dettonville, Louis de Montalte…) afin qu’autrui soit trompé, et demeure dans l’ignorance de notre identité. Il y aurait un caractère, intrinsèquement et avant la lettre, sadique de l’âme humaine (donc, de Pascal), qui se complaît dans l’innocence de l’autre, c’est-à-dire dans son impuissance. Cette illusion de maîtrise, de domination technique, est une vanité, et pourtant aussi une grandeur. Nous nous complaisons ainsi à nous forger une vie (contre-) faite d’honneurs, de gloire, toute imaginaire ; cela n’est pas l’occupation des animaux, comme le rappellent les philosophes cyniques ; cela est donc bien un propre de l’Homme. L’imagination est un vice proprement humain. Elle nous distingue des bêtes, mais sans vraiment nous donner une véritable grandeur, étant donné la grandeur infinie de Dieu, surnaturelle, c’est-à-dire d’un tout autre ordre que la noblesse humaine. Autrement dit, esprits « habiles », « semi-habiles » etc. ne sont comparés que par convention, voire avec ironie ; au fond, tous les Hommes se valent, en tant que créatures ; nous sommes tous soumis au même régime de la passion d’exister en ce monde, en tant que nécessairement créés par Dieu.

 

LG 598 : « Les grands et les petits ont mêmes accidents et mêmes fâcheries, et mêmes passions, mais l’un est au haut de la roue et l’autre près du centre, et ainsi moins agité par les mêmes mouvements ». (p.788)

          Les « hauts et les bas » des différentes couches de la société sont les mêmes, ils ne varient qu’en intensité ; cela semble critiquer les illusions de la politique, de la volonté d’« arriver », de l’« ascension sociale » : le politique pascalien, comme chez Descartes, ne procède d’aucune idée précise, non par manque d’analyse, mais parce qu’à l’analyse rien ne subiste, sinon des usages, des formules sans concept.

 

LG 647 [les passions et la “recherche des choses”] (Mélanges) : « Rien ne nous plaît que le combat, mais non pas la victoire. On aime à voir les combats des animaux, non le vainqueur acharné sur le vaincu. Que voulait-on voir sinon la fin de la victoire ? Et dès qu’elle arrive, on en est saoul. Ainsi dans le jeu ; ainsi dans la recherche de la vérité : on aime à voir dans les disputes le combat des opinions, mais de contempler la vérité trouvée, point du tout. Pour la faire remarquer avec plaisir, il faut la faire voir naître de la dispute. De même dans les passions il y a plaisir à voir deux contraires se heurter, mais quand l’une est maîtresse, ce n’est plus que brutalité.

          [Pascal semble constamment insatisfait de lui-même, au sein de sa propre foi, reportant dans le domaine spirituel ce qu’il dénonçait des passions dans le domaine charnel. On peut illustrer cela par les projets mêmes des Provinciales, qui sont d’abord polémiques – ce sont des pamphlets contre les théologiens de son temps, nommément contre les Jésuites, lesquels persécutaient Arnauld, « solitaire » de Port-Royal – et qui furent d’ailleurs publiées, une à une, sous le manteau, et sous couvert d’un pseudonyme, celui d’« un provincial » fictif ; et des Pensées mêmes, qui sont une ébauche d’une Apologie de la Religion Chrétienne, à but directement prosélytiste, à l’intention des libertins et autres athées qui commençaient à se répandre au XVIIème siècle.]

          Nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses. Ainsi dans les comédies, les scènes contentes, sans crainte, ne valent rien, ni les extrêmes misères sans espérance, ni les amours brutaux, ni les sévérités âpres ».

          Ainsi, Pascal reproche-t-il à notre condition d’homme de se laisser faire par le déchaînement des passions, sans savoir se décider pour une passion unique parce que nous la jugeons insupportable. Or c’est le « pari » de Pascal, que de focaliser son cœur vers Dieu, et seulement vers lui.  Malgré l’inconstance relative de sa propre foi (il a eu une période dite « mondaine » où il préférait les honneurs, les débats passionnés entre scientifiques et philosophes, plutôt que l’amour de Dieu et de son prochain), Pascal est tout de même parvenu à « convertir » toutes ses passions en la passion unique de la foi, du moins vers la fin de sa vie.

 

LG 662 (pp.813-815) : « [...]

En sachant la passion dominante de chacun, on est sûr de lui plaire, et néanmoins chacun a ses fantaisies contraires à son propre bien dans l’idée même qu’il a du bien, et c’est une bizarrerie qui met hors de gamme. [...] »

          Même en sachant quelles sont les passions de chacun, on peut se tromper, et ne pas plaire ; ou plaire, mais à l’encontre du bien même que conçoit l’autre. Les Hommes, en tant que « machines mondaines » seraient donc des instruments dont on pourrait jouer, mais aussi dont certains accords sont mystérieux, puisqu’ils ne figurent pas sur la partition : il faut alors improviser... Nous voyons donc que, dans les relations humaines, le « cœur » prime sur la raison, l’intuition sur le discours, et la mélodie sur l’harmonie. En ce sens, l’ « esprit de géométrie n’est rien », s’il n’est flanqué de l’ « esprit de finesse », qui complète les lacunes du champ d’application du premier.

 

LG 728 (p.865) : « Quand notre passion nous porte à faire quelque chose, nous oublions notre devoir ; comme on aime un livre, on le lit, lorsqu’on devrait faire autre chose. Mais pour s’en souvenir il faut se proposer de faire quelque chose qu’on hait. Et lors on s’excuse sur ce qu’on a autre chose à faire, et on se souvient de son devoir par ce moyen.

Les figures de l’Évangile pour l’état de l’âme malade sont des corps malades. Mais parce qu’un corps ne peut être assez malade pour le bien exprimer, il en a fallu plusieurs. Ainsi il y a le sourd, le muet, l’aveugle, le paralytique, le Lazare mort, le possédé : tout cela ensemble est dans l’âme malade ».

La première partie de cette pensée montre les contradictions du désir, la mauvaise foi que l’on a à se justifier soi-même, alors même que le l’on sait agir mal (comme dans la fameuse formule d’Ovide : « Je conçois le meilleur, j’y consens, et pourtant je suis à la recherche du pire »).

La seconde, par la parabole de l’« âme malade », nous montre que notre propre comportement est toujours l’enjeu d’une lutte de nous-mêmes contre nous-mêmes, de ce que nous devrions faire et de ce que notre corps aimerait plutôt qu’on fasse. La Bible nous montrerait l’âme malade par une succession, en réalité infinie car faite de toutes les maladies possibles, de « corps malades ». Cette parabole est par conséquent double : d’une part notre condition d’être humain est d’avoir une « âme malade », mais en plus les Textes la décrivent par une accumulation de « corps malades ».

 

LG 744 « [...] [Conjecture. Il ne sera pas difficile de faire descendre encore d’un degré et de la faire paraître ridicule.][17] Qu’y a-t-il de plus absurde que de dire que des corps inanimés ont des passions, des craintes, des horreurs, que des corps insensibles, sans vie, et même incapables de vie, aient des passions qui présupposent une âme au moins sensitive pour les recevoir. De plus, que l’objet de cette horreur fût le vide ? Qu’y a-t-il dans le vide qui leur puisse faire peur ? Qu’y a-t-il de plus ridicule ?

          Ce n’est pas tout. Qu’ils aient en eux-mêmes un principe de mouvement pour éviter ce vide ! Ont-ils des bras, des jambes, des muscles, des nerfs ? »

 

La théologie pascalienne développe l’idée que le surnaturel ne peut pas se dépeindre – son style même l’atteste, le souci d’auto-censure le manifeste, à travers ce que Pascal a mis entre crochets ou qu’il a biffé. L’auteur dénie ainsi ses prétentions à « dire » le surnaturel, indiquant par-là qu’il ne peut que le « montrer ». L’aphorisme est ainsi, dans le style, comme une mise en abyme de sa pensée, une monstration par la forme, du fond, comme un mimétisme entre écriture et philosophie. La raison est impuissante à « dire » le vrai ultime ; par conséquent, on ne peut que le montrer, et donc n’utiliser qu’une forme discontinue, non démonstrative, du discours. C’est à la fois une figuration par l’écrit de la « vanité » du monde et de la raison, et une critique du discours scientifique, une attaque sous-jacente du mécanisme (lequel fonctionne comme une machine lui-même, c’est-à-dire par raisons et effets, de même qu’une machine fonctionne par leviers et ressorts). Si, d’un côté, Pascal refuse la mécanisation pure et simple du corps, le discours de la science cartésienne, c’est parce qu’elle rend également possible une mécanisation des âmes mêmes, et donc du comportement ; d’un autre côté, Pascal n’admet pas qu’on fasse de la Nature une réalité anthropomorphique, une sorte de nouvelle déesse païenne, telle que les positivistes en créeront une dans le « progrès » ou dans la « science ».

          Le divin est au-delà du naturel, il est au-delà de la matière ; aussi le vide ne saurait, en soi, nous effrayer. C’est l’infinité de la matière même qui, par ailleurs, peut nous effrayer. Mais Dieu, lui-même, se situe hors de la matière. Par conséquent si ce qui n’est rien de matériel, et qui est pourtant le bien suprême, Dieu, ne peut nous effrayer, alors il est vraiment absurde de craindre l’existence d’un néant physique.

          De plus, Pascal critique l’anthropomorphisme apparent des Scolastiques, car l’horreur est un sentiment d’abord humain. On ne voit pas que les corps inanimés n’aient de passions, ni d’articulations automatiques.

 

 

 

Sur la Passion du Christ :

 

LG 481 :

          « Sépulcre de Jésus-Christ.

          Jésus-Christ était mort mais vu sur la croix. Il est mort et caché dans le sépulcre.

          Jésus-Christ n’a été enseveli que par des saints.

          Jésus-Christ n’a fait aucuns miracles au sépulcre.

          Il n’y a que des saints qui y entrent.

          C’est là que Jésus-Christ prend une nouvelle vie, non sur la croix.

          C’est le dernier mystère de la Passion et de la Rédemption.

          [Jésus-Christ enseigne vivant, mort, enseveli, ressuscité.]

          Jésus-Christ n’a point eu où se reposer sur la terre qu’au sépulcre.

          Ses ennemis n’ont cessé de le travailler qu’au sépulcre. »

 

          Analogiquement, nous pourrions dire que tout le sens de notre vie ne trouve d’élucidation, d’énonciation, que dans notre tombe. C’est pour cela aussi que le mécanisme, en tant que thèse métaphysique, est à rejeter : il évacue tout le caractère tragique de cette vie, et fait comme si nous n’avions finalement rapport à rien d’autre qu’à de l’étendue, notre affaire étant alors de penser pour pouvoir agir dessus. En effet, lorsque nous mourrons et serons ensevelis, nous serons bien aise d’agir, c’est le cas de le dire, sur l’étendue. Pour Pascal, la substance pensante, telle que la conçoit le mécanisme, ne fait que dériver de la substance étendue, et ne serait pas la véritable finalité. Pascal, lui, fait procéder de la pensée, en tant que conscience du péché, toute la litanie des passions physiques, cette succession des maux qui affectent l’Homme. Le mécanisme privilégie l’action, et cela est imaginaire ; tandis que la philosophie pascalienne met l’action sur la passion, l’âme étant sujette au péché. Nous voyons que la vie est passion, souffrance du début jusqu’à la fin, telle la passion du Christ.

 

 

LG 649 :

          « Contre ceux qui abusent des passages de l’Écriture et qui se prévalent de ce qu’ils en trouvent quelqu’un qui semble favoriser leur erreur.

          Le chapitre de vêpres, le dimanche de la Passion, l’oraison pour le roi.

          Explication de ces paroles : “Qui n’est pas pour moi est contre moi”.

          Et de ces autres : “Qui n’est point contre vous est pour vous”.

          Une personne qui dit : “Je ne suis ni pour ni contre” ; on doit lui répondre... »

 

          L’écriture de Pascal, dans les Pensées en tout cas, a un lien avec celle de Wittgenstein ; c’est une pensée par fragments ; c’est une pensée qui procède par aphorismes, et aussi une pensée qui devient (ou tend à devenir) aporie. Cela signifie aussi que Pascal peine à écrire des livres, que ses écrits reflètent une pensée qui se refuse au discours, une pensée intuitive. Beaucoup de pensées intimes de Pascal sont ainsi sans doute perdues avec lui, parce qu’il n’aurait su les recueillir sur le papier (et pas simplement par manque de temps, mais par sa nature même de penseur intuitif).

 

LG 692 :

          « “Si vous ne croyez en moi, croyez au moins aux miracles.” Il les renvoie comme au plus fort.[...]

 

          Ce ne sont point des hommes qui font ces miracles par une vertu inconnue et douteuse qui nous oblige à un difficile discernement. C’est Dieu même, c’est l’instrument de la Passion de son Fils unique qui, étant en plusieurs lieux, choisit celui-ci et fait venir de tous les côtés les hommes pour y recevoir ces soulagements miraculeux dans leurs langueurs ».

          La Passion est un instrument de révélation aux Hommes de Dieu ; par analogie, nous pourrions dire que notre vie même se constitue comme une Passion : nos souffrances, notre décrépitude croissante et inévitable, ne prennent sens que comme accès mystérieux à Dieu. En cela, les miracles sont comme les stigmates de la Passion, ce sont des points forts, des marques étincelantes, qui prouvent Dieu aux yeux des incroyants (qui ne peuvent voir que ce qu’ils voient ou touchent).

 

LG 717 :

          « Le mystère de Jésus.

          Jésus souffre dans sa passion les tourments que lui font les hommes, mais dans l’agonie il souffre les tourments qu’il se donne à lui-même. [...] »

 

Selon Louis Marin, dans Pascal & Port-Royal p.40, il y aurait deux grandes périodes dans le moi pascalien : avant 35 ans et après (il place donc la coupure en 1657, tandis qu’André Le Gall, dans son Pascal, la place plus classiquement en 1654, à l’époque du Mémorial).

          Avant, sa pensée serait l’expression d’un temps linéaire, puisque l’œuvre est coïncidable avec une suite de dates ; elle serait constituée par trois sphères concentriques autour de l’individu Pascal : 1) la famille 2) les grands 3) le peuple, les athées.

          Après avoir atteint l’âge de 35 ans, Pascal aurait suspendu le temps en son esprit ; ou plutôt, sa foi aurait fait naître en lui un au-delà du temps. Au sein de cette pensée nouvelle, d’ordre surnaturel, on peut découvrir un temps déconstruit, où tout est déjà arrivé : « le mode du “tout est accompli” de la Passion de Blaise Pascal ».

P.41 : « [...] l’ordre de la régression du récit n’est plus celui du temps référentiel, mais celui intemporel du “dessein” du livre ».

          Nous pouvons donc avancer, dans un premier temps, que la thèse de Pascal sur les passions s’oriente essentiellement en direction de deux courants : d’abord le courant strictement cartésien, où les passions sont des expressions pour l’âme de la machine corporelle, mais ensuite une voie propre à Pascal, où la foi s’arroge le titre de Passion, ce qui pourrait accréditer notre thèse que le Pascal des Pensées est soumis à la conversion de ses passions, de tout son désir, vers le seul et unique amour de Dieu.

 

 

 

I] Les passions avilissent l'Homme ; elles sont d’abord le signe que le péché est maître en ce monde.

1) Les passions nous rapprochent des bêtes.

a) Il faut distinguer une simple éthique de la vraie morale, car les passions participent de la première, et même en sont les instigatrices. Distinction entre les points de vue cartésien & pascalien.

          D’après Descartes (Passions de l’âme, Art.1), les passions ne sont autre chose que les actions du corps sur l’âme ; ces passions n’en sont pas moins dans l’âme, et sont donc des pensées ; ce ne sont donc pas des mouvements corporels, qui ont l’apparence de l’expression des passions, et qu’on trouve chez les animaux.

          Cependant, demande Pascal, y a-t-il des passions du corps, c’est-à-dire des actions de l’âme sur le corps ? C’est la prétention des philosophes antiques, qui visent l’apathie (absence de passions) en général, et l’ataraxie (absence de crainte)[18] en particulier.

Personne ne devrait se donner, pour simple maxime : « faire que mon principal contentement ne dépendît que de moi seul », comme le disent les Stoïciens ou les Épicuriens, car c'est bien se donner une indépendance de soi-même vis-à-vis de ses propres passions, mais cela n’implique pas le rapport à autrui. Cette prétendue indépendance, qui n'est qu'une dépendance de soi-même à soi-même, ce souci de soi, qui n'est finalement qu'une éthique, et pas une morale, consiste en une technique de maîtrise de soi, et reste fondamentalement égoïste.

          Par conséquent, à partir du moment où on se contente de décréter toutes ses passions, telles quelles, comme siennes, on peut se permettre n'importe quoi. "Je fais ce que je veux" ou "ce qu'il me plaît", donc mes passions sont bonnes, en cela qu'elles manifesteraient ma liberté, mon bon-plaisir. Les passions, en tant que gérées par ma volonté, seraient le signe de ma liberté. L’impassibilité serait alors un vice, et non pas une vertu. Cependant, on pourrait entendre « impassibilité » en un autre sens, en tant que faculté de feindre l’absence de passions, en vue de les assouvir et de les mieux satisfaire, en choisissant le moment opportun de les laisser voir, ou de les exprimer. L'apatheia, ou impassibilité, la capacité à maîtriser ses passions pourrait alors aussi s'appliquer au tyran, qui, comme il sait manier ses passions, manie habilement les Hommes pour régner sur eux. Ainsi, on ne voit pas comment admettre la moindre place à la raison si toute passion renvoie au "moi". Si la morale peut présenter le danger du dogmatisme, ou d'un esprit sectaire, l'éthique, elle, offre le danger d'une forme sans fond. Toute maxime, finalement, pourrait servir de prétexte à une éthique.

          Lorsqu'on dit : "Il faut éviter les passions," on ne pose qu'une partie du problème (à savoir, qu'il y a des passions qui sont mauvaises) et, en fait, on ne le pose pas du tout. C'est l'usage des passions qui importe, quand on juge les passions. Il s'agit de savoir qui les passions servent lorsqu'on les poursuit ; et on s'aperçoit qu'elles ne servent jamais que l'ego, ou le moi. Or, pour Pascal, ce moi est "haïssable" (LG 509 [BR 455]), condamnable, fait de qualités empruntées.

          Empruntant, lui, en connaissance de cause, la méthode sceptique, ou pyrrhonienne, Pascal oppose deux types de passions de l'âme, qui s'entr'annulent en permanence : celles des Cyniques, et celles des Idéalistes. Les premières regardent les plaisirs du corps (la nourriture, la sexualité, etc.) et la jouissance immédiate. Les secondes s'attachent aux plaisirs de l'âme elle-même, et ce sont les passions que l'âme cultive (l'amour, l'amitié, le ressouvenir). Tantôt on prône les vertus des Cyniques pour contrer les mésaventures des Idéalistes, tantôt on se replie chez les Idéalistes pour se panser les plaies causées par les Cyniques.

          Si la concupiscence est une convenance d'appétit (entre les partenaires), l'amour, lui, serait une convenance de nature (entre deux personnes, ou entre une personne et Dieu).

          Certes, en elles-mêmes, si l’on considère simplement leur nature propre, les passions sont neutres, et reflètent pour l’âme un état du corps et ne font que le refléter. Comme le dirait Descartes, elles sont des signaux pour l'âme de l'état du corps. Mais ne sont-ce pas - mutatis mutandis - pour le corps, des états de l'âme (cf. le psychosomatique ; le psychosomatique serait alors comme l'inversion - diabolique ou pas - du problème des passions) ? Les "états d'âme", effectivement, sont dans le langage courant ces moments où l’on se sent découragé, par exemple, dans son travail lorsqu’il « n’avance pas » : là, tout se passe comme si c’était le corps qui subissait les effets néfastes d’une âme "errante" ou "égarée", ou encore "en peine". Il y a, chez Pascal, un statut particulier de la passion de mélancolie et qui préfigure peut-être le courant du romantisme (LG 400 [BR 229] : « la nature ne m'offre rien qui ne soit matière de doute et d'inquiétude »). Pascal signale, pour la première fois, le phénomène de l’angoisse des jeunes gens, qui apparaît lorsqu’ils ne se divertissent pas. Cela veut dire, finalement, que l’« ego cogito » que l’on croit, qui résiderait dans la pensée, et par conséquent dans le libre-arbitre, n’est pas l’ultime sujet ; nous croyons vouloir certaines choses, nous croyons penser les vouloir, alors qu’en réalité c’est notre désir qui nous les présente, comme désirables ; le véritable sujet ne se révèle, un peu comme chez Descartes, que dans l’épreuve du doute. Cependant, chez Pascal, le doute n’est plus un simple instrument méthodologique, mais un état de fait, une véritable expérience. Le sujet pascalien se dévoile dans l’expérience de l’infini du néant, d’une part, représenté par le monde et les créatures - puisqu’elles ne sont rien à l’égard du tout - et dans celle de l’infini de Dieu, d’autre part - qui est un plein absolu, auquel rien ne saurait manquer. En voyant que, si l’on ne se divertit pas, notre « moi » apparaît n’être que néant, c’est que le « cogito » véritable est hors qualités, pur, et qu’il pourrait alors coïncider avec le sujet cartésien, en tant que substance pensante, que pure « chose qui pense ». Mais Pascal ne se satisfait pas de la solution cartésienne ; selon lui, la « pensée de derrière » n’est qu’une étape à une troisième réalité, qui est le sujet véritable, et qui est donc sujet de la passion de la foi, pensée qui ressemble alors dans sa figure à celle des apparences, du « peuple ». Le croyant adopte des points de vue de soumission aux lois, aux valeurs d’« établissement », mais non comme s’il s’agissait d’une technique de la part d’un « cogito » libre, tel Descartes, mais en tant que « pensée du cœur », qui se soumet véritablement à l’autorité des Grands. Cette soumission à l’ordre des qualités, ce retour apparent aux préjugés et à la superficialité, est la conséquence de l’inscription du croyant dans le monde du péché, qui ne peut et ne doit pas être réformé, puisqu’il est voulu par Dieu afin d’humilier l’âme pécheresse.

Toujours est-il que ce qu'on juge, dans le problème des passions d'un point de vue moral, ce ne sont pas les passions elles-mêmes, mais ce sont les décisions que prend le sujet, lorsque se présentent à lui sous leur forme à elle, les passions :

1] Que dois-je faire, moi qui ai des passions (C'est une question sur l'Être) ? C’est cette question que pose la morale, et que pose la religion chrétienne, selon Pascal.

          En ce sens, on peut se demander si être au monde ne consiste pas soi-même en une passion ; si se demander pourquoi suis-je quelque chose et non pas rien, ou s’il y a quelque chose en général, et non pas plutôt rien ne serait pas la passion originelle, celle à partir de quoi toute métaphysique, et même toute philosophie, si la métaphysique est bien ce que Descartes en dit, en tant que racine des sciences, débute.

2] Que dois-je faire quand j'ai ces passions particulières-là, et non pas des autres (Question sur les étants) ? Cela n’est l’affaire que d’une éthique, ou d’une médecine ; elle est cette question que se posent les libertins ou les hommes politiques ; par conséquent, Pascal va contrer ces points de vue particuliers, en mettant au clair la condition humaine, en tant qu’elle est fondamentalement instable, versatile.

 

En effet, il s’agirait plus d’éthique – que de morale ou que de métaphysique ou de théologie ; et pourtant, indirectement, nous nous efforcerons de montrer quels buts un homme passionné (car puisqu’il est dans la nature même de l’Homme d’être passionné, il ne peut pas ne pas avoir des passions, lesquelles sont toujours particulières) se peut fixer, quelles passions il faut réprimer, et lesquelles autres il faut susciter en soi-même.

Ainsi, la passion de la foi, si c’est bien d’une passion qu’il s’agit comme nous le pensons, devra être comprise comme source d’expérience possible, et comme motivation de nos actions en ce monde.

Du fait que la foi puisse consister en une ‘‘simple’’ passion, en une passion particulière pour le sujet, nous devrons élucider donc le paradoxe qui semble s’opposer à l’union en un même concept du religieux et du charnel ou du subjectif ; comme le dit Kant, il ne saurait y avoir un critère du vrai qui soit en même temps universel et matériel, parce que le matériel renvoie au particulier, tandis que l’universel renverrait au contraire à une idée, c’est-à-dire à un principe tout à fait immatériel. Aussi notre concept de ‘‘passion de la foi’’ nous permettrait de se faire rencontrer deux notions hétérogènes, voire opposées, dans un sujet que nous pourrions considérer déjà, en soi, comme paradoxal : le composé, âme-corps.

 

 

b) l’Homme est fondamentalement une Créature, et par conséquent n’est pas si distinct des bêtes, que le privilège du langage nous l’affirme ; comme l’animal, l’Homme est un être passionné, et ce (concernant le corps, l’action du corps, et qui cause chez l’Homme les passions de l’âme) selon une dignité absolument identique à celle de l’animal.

En effet, quoique seul doué de pensée, quand il est sujet aux passions de l’âme et donc (dixit Descartes) aux actions du corps, l’Homme fait comme s’il n’était qu’un animal, uniquement préoccupé par des mouvements corporels, par ce qui a l’aspect et même les motivations d’un comportement animal. Dans la passion, le sujet oublie qu’il pense, ou méconnaît sa nature pensante.

LG 541 : « La chose la plus importante à toute la vie est le choix du métier, le hasard en dispose ». L’Homme préfère se laisser emporter par le flot de ses passions, par la Fortune, plutôt que de décider par sa volonté et sa raison des choix qu’il devrait faire. D’un autre côté, lorsqu’il fait son métier, l’Homme ne recule devant presque rien pour arriver à ses fins.

 

2) La Chute, le « péché », pourraient être des paradigmes théologiques schématisant l’adversité, le fait que l’Homme se sente abandonné, en proie nécessairement aux difficultés dans chacune des étapes de sa vie. L’idée est que cette adversité ne provient du monde, mais de l’Homme lui-même, bien qu’il ne l’appréhende pas d’emblée, comme tel.

          Le péché semble lié à une volonté de maîtrise sur le monde, de mise au service de l'Homme, par la technique, du monde. Le fondement de l'Homme, si l'on peut dire, choit du péché, de même que ses artifices, ses artefacts. L'humanité, suspendue au péché, ne doit son salut qu'à la miséricorde de Dieu.

Pascal par exemple dénonce, dans L'Art de persuader, la plurivocité du langage courant (règne du symbolique), contrairement à l'univocité du langage géométrique (substitution mentale incessante de la définition au défini). Pascal n'approuve donc pas Aristote, lorsqu'il dit que chaque chose se peut dire en plusieurs sens, parce qu'on ne saurait réduire les idées en jouant avec les mots. Cependant, on ne peut nier que Pascal aime jouer de son style, et a montré un talent de polémiste, et donc de rhéteur (même si c'est, de son point de vue, pour une juste cause), dans Les Provinciales.

          Avant Nietzsche, Pascal a posé cette question typiquement généalogique du « qui ? » en plus de celle du « qu'est-ce que ? » et même à sa place, si l'on se réfère à l'Art de persuader, qui dénonce les tentatives des philosophes de définir des notions primitives telles que le temps ou la lumière (Pascal y dénonce en particulier la définition, par le RP Noël, un de ses correspondants et contradicteurs, de la lumière comme « mouvement luminaire des corps lumineux »). En effet, selon la personne, les mêmes mots n'auront pas le même sens ; un texte, appris par cœur, aura une signification variable en fonction de l'individu (milieu, intelligence, etc.) ; si Dieu est un texte, chacun n'a pas la même foi ; ceux qui recherchent Dieu et ceux qui s'en moquent prouvent Dieu à leur manière ; comme le dit Voltaire : « Dieu a créé l'Homme à son image, qui le lui a bien rendu ».

          La question de l’identité, ou de l’origine du « moi », semble au cœur de celle du péché ; l’origine du bien et du mal, pour Nietzsche, viendrait de l’histoire de la division de la force des Forts par les Faibles, d’où l’invention (anhistorique) du péché. Ainsi, selon Nietzsche, la charité pascalienne ne serait que la substitution par les Faibles d’une force imaginaire à leur propre faiblesse réelle, en complément du concept de « péché », qui affaiblit les Forts.

          Contre Nietzsche (et pour Pascal) : il n’y a pas de purs « Forts » ni de purs « Faibles » ; c’est la situation qui fait le « Fort » et qui fait le « Faible ». Nous avons tous des moments de faiblesse ou de force. Ainsi les Rois sont-ils tristes si on ne les distrait pas, et devraient se tuer s’ils ne sont plus rois. Leur force serait de ne pas se distraire, or, comme les Faibles, les Rois ont besoin de distractions. Ils ont, comme « Pensée », cette force de Faible, ou de philosophe, de ne pas se tuer s’ils ne sont plus Rois, alors qu’ils semblaient nés pour vivre, en tant que Rois. Ils sont Hommes, avant tout, et ne s’imaginent pas (ceux qui ne se tuent pas) qu’ils aient un « moi » tout exprès mis au monde, une essence propre avec toutes ses qualités intrinsèques, sinon une capacité à juger, et à penser (un « cogito », dirait Descartes). Tout le problème de la passion est donc qu’elle nous fait substituer à notre essence véritable, qui est une simple puissance de juger, un « moi » imaginaire. Et pourtant, nous dit Pascal, cette passion même n’est pas condamnable, parce que le cœur est une instance à connaître, à mieux percevoir, et non pas à oblitérer ; la Charité elle-même reste une passion ; l’idéal pascalien n’est donc pas l’impassibilité totale, mais une mise en œuvre du sujet passionné au service de la Foi. Il y aurait un réalisme de Pascal, qui ne veut pas fixer sur l’étendue des principes, mais considérer la nature humaine, comme telle, à la manière d’un anthropologue en visite dans une contrée lointaine, qui étudierait une tribu. Pascal semble plus éloigné des Hommes à cause de sa Foi, mais plus proche d’eux que ne l’est Descartes, parce qu’il ne veut pas modifier la Nature mais seulement l’analyser et la montrer à autrui, afin de la dépasser. La compréhension des passions, chez Pascal, n’a pas de fin pratique ni médicale, mais une visée eschatologique : Pascal veut nous guider sur la voie d’une sortie du monde matériel, du monde du « péché », en tant qu’être passionné et conscient de l’être.

          L'Homme est naturellement sensible, il y a une sensibilité exacerbée de l'Homme, comme le démontre cette célèbre expérience fictive qui imagine que, si l’on mettait un sage sur une poutre tendue entre les deux tours de Notre-Dame, bien qu’il sache qu’il n'aurait aucune raison de tomber, l’homme, tout sage qu’il est, ne manquerait pas d’avoir peur. Nous sommes si assujettis à nos sens, que nous ne pouvons presque pas éradiquer les passions qu’ils nous infligent en permanence, comme le dépeint cette image classique des Pensées : « Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu’il ne le faut, s’il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n’en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer. »[19]

          Si nous sommes au monde par le péché, il faut s’attrister sur notre sort ; demasons-nous naïvement si c’est au péché que nous devons notre propre naissance. Il faut espérer que les humains, la plupart du temps, ne font pas d’enfants par intérêt, qu’ils ne mettent pas au monde pour simplement espérer vivre une seconde vie à travers eux, par procuration ; mais il faut parier qu’ils les font par amour. Et cependant il aura existé - certainement déjà du temps de Pascal - des êtres humains qui ont fait des enfants pour le plaisir, « comme ça », sans savoir ce qu’ils faisaient, comme ils auraient fait n’importe quoi dans leur existence. Ce libertinage de mœurs est donc une cible de choix pour Pascal. Ce n’est pas autrement qu’on puisse expliquer ces abandons à l’assistance publique (tels celui commis par Rousseau), sans arrière-pensée sociologique. Au-delà de l’anecdote, c’est la conscience de l’enfantement qu’il faut faire éclore, c’est-à-dire un état de conscience qui dépasse le stade des simples passions immédiates ; et, pour Pascal, il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’un enfantement qui s’accompagnerait d’un amour de Dieu et de la Création. Une personne très proche m’a objecté qu’on faisait l’amour beaucoup plus souvent qu’on ne faisait d’enfants, et que nombreux sont les couples qui s’adonnent au plaisir, sans trouver à se morfondre de honte ; oui, de nos jours, et même du temps de Pascal, sans doute, mais plutôt dans la vie parisienne des cercles libertins, qu’à la campagne, car la sexualité a longtemps été liée à l’enfantement, puisque l’espérance de vie était beaucoup moindre qu’elle ne l’est maintenant, et que la conscience religieuse (l’idée de « péché ») infiniment plus vivace. Sociologie mise de côté, l’idée est que l’Homme est pire qu’une bête, puisqu’il n’a même plus pour but d’enfanter dans sa sexualité, mais seulement d’en retirer quelque jouissance, d’en produire un quelconque plaisir.

          Pascal, sur tout ce point – de la sexualité et de l’enfantement – est extrèmement pessimiste ; il irait jusqu’à affirmer qu’un enfant conçu par amour même est issu du péché, puisque l’amour de la créature, comme telle, donc du prochain, est un péché ; d’un autre côté, il avoue que l’abstinence de chacun vouerait l’humanité à l’extinction de l’espèce[20]. Il faut donc comprendre, implicitement, que le mariage est un mal nécessaire, un péché voulu par Dieu pour nous punir (douce punition)[21].

 

a) Pascal se montre très critique de la société, dans son analyse des différentes autorités : politique, judiciaire, et religieuse.

 

          a1 : Le politique vu par Pascal : en quoi les hommes politiques sont-ils symptomatiques du règne du péché ?

          Pascal critique les hommes de loi, les princes, parce que leur pouvoir tient davantage du règne du symbolique que de la raison ; c’est leur habit, leur pompe, qui fait plier les genoux de celui qui les rencontre, et les fait saluer, non leur pouvoir en soi.

          Le concept d’ « établissement » montre que le politique est le résultat d’usages, de traditions, mais non de raisonnements ou d’études. C’est donc bien que la raison n’a rien à voir avec le politique, qu’il n’y a pas un savoir qu’on pourrait appeler « science politique » pour Pascal (pas davantage que chez Descartes).

          Pour autant, le Prince, il faut le respecter pour ses qualités empruntées, toutes empruntées qu’elles soient. A ce sujet il faut noter une différence notable entre la pensée de Descartes, et celle de Pascal : il y aurait une certaine forme d’individualisme chez Descartes, voire de machiavélisme (excepté de ce qu’il dit de l’amitié « trop sainte », pour qu’elle soit sujette à « tromperies »). En effet, pour lui, la politique, c’est comme la religion, c’est selon le lieu où l’on vit. On doit se plier à la tradition, aux coutumes, non parce qu’elles sont bonnes, mais parce qu’elles règnent. Elles ne constituent pas d’idées claires et distinctes, qu’il s’agisse de politique ou de religion. Par conséquent, ce n’est pas le sujet, comme tel, qui s’y applique, mais seulement sa conduite, laquelle n’est qu’une ruse, une technique, par quoi le sujet s’en débarrasse. Le sujet cartésien évacue donc politique et religion, en tant que modes de vie indifférents, pourvu qu’ils soient adaptés au lieu où l’on vit.

          L’autorité de la Royauté, selon Pascal en revanche, doit être respectée, comme telle, par les sujets de sa Majesté ; elle soumet et se représente non par simple coutume, ni non plus parce que la Royauté serait réellement représentante de la divinité sur terre, mais parce qu’elle reflète l’acceptation d’un état de choses tel que celui que Dieu impose à tous les Hommes, y compris au roi lui-même. Louis XIV, qui a été sacré à Reims en 1654, vivait son pouvoir comme un « ministère de Dieu ». Ce qui peut nous apparaître comme une tyrannie, était réellement une charge, un devoir qui imprégnait chacun des actes, chacune des pensées, du roi.

          Pascal, lui, se soumet, parce qu’il fait en même temps allégeance à Dieu quand il faut « s’indisposer » (se courber devant le Roi, le saluer, lorsqu’il passe en carrosse, le nommer avec toutes les formules de politesse requises, etc.) devant les Grands. Le philosophe clermontois s’approprie la tradition, s’en pénètre comme d’un cataplasme de sens. De même que Pascal a épousé la religion de son temps, et mieux que la plupart de ses contemporains, il courtisa à la Cour, joua de tous ses rouages (de 1650 à 1654, en tout cas : à savoir sa période dite « mondaine ») comme de la « Machine », non pas par ruse, mais parce qu’il sait n’être qu’un rouage, et qu’il doit faire corps avec cette société qui n’est qu’un agrégat de procédures, de mécanismes, de conventions. Si le philosophe est bien, selon l’expression de Pierre Guenancia, un « sourcier de significations », alors Descartes l’est a priori, tandis que Pascal le serait plutôt a posteriori, c’est-à-dire après avoir embrassé, littéralement épousé (on parle des « fiançailles » des religieuses à Jésus, lorsqu’elles entrent au couvent) la religion chrétienne lors de sa première conversion de 1646. En ce sens, Pascal est moins philosophe que Descartes, parce qu’il se prend d’amour pour une vérité établie, toute faite, et parce qu’il pense plus par intuition que par analyse, par le cœur plutôt que par la raison (l’analyse étant une destruction, une réduction en éléments, l’intuition étant plutôt une réunion d’éléments qui semblent contraires, une synthèse). Pascal aurait pu écrire : « J’aime [Dieu] donc je suis ». Le désir ne s’applique donc pas à la réalisation de fins extérieures, comme chez les princes, mais à sa propre réformation dans le but d’aimer Dieu et non plus les créatures ; aimer les lois de son pays, c’est déjà ne plus aimer les créatures.

          Si les chrétiens authentiques doivent s’indisposer, les jouisseurs au contraire, comme le conseille Machiavel, doivent garder l’apparence d’impassibilité afin de parvenir à leurs vues. Ces personnes (les Libertins) sont réellement déraisonnables aux yeux de Pascal, non pas seulement pour le mal qu’elles font à autrui, mais aussi et surtout sur elles-mêmes. Le plus grand péché du pécheur, pour Pascal, consiste toujours à se perdre, à damner son âme. Aussi, en reprenant la figure (reprise de saint-Augustin) des « membres pensants », il faut être fou pour penser que l’on peut réellement agir, dans l’ordre des corps, comme si un arbre de transmission, dans une machine, pouvait gagner son indépendance et s’exhiber hors de la machine ; c’est cependant ce qui est sur le point d’arriver en France vers 1648 - 1650, lorsque la Fronde éclate. La guerre civile est, au fond, l’analogue dans la Cité de ce qu’est une « crise » dans l’esprit. Cette prétention à l’autonomie, c’est fondamentalement ce qui est actif dans le péché, et qui constitue, pour Pascal, le Mal. Si l’inconscient est « structuré comme un langage », dixit Lacan, la société vue par l’anthropologie pascalienne est vue comme une machine, elle en a la structure. Ce ne sont pas les hommes politiques, les Princes, qui changent le monde, c’est le monde qui change d’hommes politiques. C’est la raison pour laquelle, chez Pascal (comme chez Descartes, mais par une voie toute différente), il ne saurait y avoir d’ « idée claire et distincte » en politique. Le monde a sa forme d’autonomie, indéchiffrable - c’est « la Machine » - et vouloir le réformer revient inéluctablement, nécessairement, à en subir les lois. Il ne s’agit pas de lois que le pouvoir législatif, que les parlements, les États, auraient élaborées, mais des lois internes, obscures et presque occultes, qui font de toute action une passion, et de toute création spontanée le pur fruit du déterminisme.

          Notre liberté, pour Pascal, n’est autre que celle d’avoir conscience, ou non, de cet état de chose, que tout est déjà déterminé - sauf notre salut. En effet, le monde a toujours déjà été créé, et demeure dans le péché ; par conséquent, l’action temporelle est toujours pécheresse, et revient par conséquent à une émotion, se résume toujours à la simple expression de passions, et en ce sens, est vaine. Agir, ce serait prétendre à se saisir soi-même, à prendre possession de soi, ce qui prouve déjà que par nature nous ne sommes pas maîtres de nous-mêmes mais sommes les sujets de la langue, de la société, d’un État, et au-dessus, de Dieu (le « Seigneur »). L’action est signe d’un passion, nécessairement, en tant qu’orgueil, prétention à ne pas faire partie de la structure. Lorsque j’agis, je brise la structure, ou pense le faire, alors que la plupart du temps, je m’y plie, je pâtis.

          Pourtant la pensée, la méditation de Dieu et de la Création, cela demeure une action, parce que contempler la structure, ce serait agir au sens où c’est prendre conscience de soi – mais ce serait pâtir, au contraire, au sens on abdiquerait sur le désir de liberté absolue (au pouvoir de faire ce qui nous plaît, et même de penser à ce qui nous plaît). Mais il reste que cette abdication même est une action, puisqu’elle est volontaire. Pascal découvre ce paradoxe qu’on ne veut pas réellement tout ce que l’on veut. La volonté n’est pas toute nue, mais enveloppée de voiles d’ignorance, de méconnaissance, de désir : il n’y a pas de volonté sans passion.

 

 

          a2 : La justice, en tant que résultat de l’imagination, montre bien les hommes comme soumis aux désirs de leur corps, plutôt qu’à un véritable désir de justice.

          Du moment que l’apparence de justice est respectée, les Hommes pensent qu’elle est faite. Le « manteau d’hermine » ou de « chat-fourré » fait le juge ou le magistrat. Pascal dénonce les rapports de force qui s’établissent dans les procès, car c’est toujours un élément matériel qui fait la différence en faveur de l’une ou de l’autre partie, et non la vérité : à savoir, par exemple, les honoraires payés à l’avocat, le lustre des habits du juge, la pompe du noble entouré de « trognes armées » (LG 41).

LG 197 [BR 453] : « On a fondé et tiré de la concupiscence des règles admirables de police, de morale, et de justice ; mais dans le fond, ce vilain fond de l’homme, ce ‘figmentum malum’, n’est que content : il n’est pas ôté ».

          Il n’y aurait d’homme juste qu’au sein d’une société d’hommes justes. Serait-ce en aimant autrui qu’on s’oublie soi-même ? Il faudrait que les hommes arrivent à s’aimer sans se connaître, comme s’il pouvait y avoir un « impératif catégorique » d’amour mutuel et réciproque. Il aurait fallu que les hommes s’aiment les uns les autres en se considérant dans leur pure universalité, et pour Pascal cela se fait à travers Dieu, à travers la charité, qui est d’aimer autrui non comme créature, comme un être d’abord charnel, mais comme membre de l’Église. Or les Hommes n’aiment généralement pas Dieu, mais eux-mêmes. Comme le dit L’Art de persuader : « nous ne croyons presque que ce qui nous plaît [...] comme si l’agrément devait régler la créance ! » Les Hommes sont donc menés par leur sens, davantage que par leur raison, et davantage encore que par leur cœur : la libido est plus répandue que la libido sciendi, laquelle elle-même est plus répandue que la charité, qui est l’amour désintéressé de Dieu et du prochain en tant que membre du même corps, de la même Création. Les Hommes jugent presque pas selon la recherche de la vérité, et encore moins selon leur cœur, mais presque toujours par les sens. Ils ne peuvent donc aimer leur prochain, mais seulement ses qualités, c’est-à-dire des promesses de plaisir faites à eux-mêmes (voyez le poème de Baudelaire : A une passante[22]).

          La société, prévoyant des institutions contre le mal, l’accueille en prétendant le combattre et finalement l’entretient en le maintenant en vie. C’est en fonction du désir de l’homme que droit et politique ont été constitués. La justice de toutes les affaires humaines ne trouverait donc de solution que pour et par les passions. On peut dire cela autrement : l’idéal de justice n’est qu’imaginaire, il n’y a rien de réellement juste en ce monde (c’est là sans doute une idée que Nietzsche aura décelée, aimée, chez Pascal, et reprise). Laurent Thirouin, dans Le Hasard et les Règles, résume bien la position de Pascal sur le caractère purement normatif, ou conventionnel de la justice, en disant : « Au regard de la vérité, toutes les lois humaines sont également mauvaises. Il n’est cependant pas sans intérêt, pour l’homme, de savoir lesquelles ont réellement le pouvoir de régler » (p.77). Nous voyons donc bien que, sur le plan des institutions, ce ne sont pas les hommes eux-mêmes qui règlent les conflits, mais leurs lois ; les hommes semblent abdiquer sur leur libre-arbitre et laisser le soin de décider aux lois, qui d’une certaine manière les représentent. La justice n’est pas vécue généralement comme une action, l’ « action de justice » étant l’apanage des hommes de loi, mais bien comme une passion. Mais les hommes de loi, eux-mêmes, semblent toujours se référer à des textes, à des théorèmes juridiques qu’ils n’ont pas créés, dont ils ne sont pas les auteurs, mais qu’ils se contentent de suivre, d’observer, et à la rigueur, d’interpréter.

          De ce fait, il est frappant de considérer, lorsqu’on prend la peine de contempler l’humanité dans son Histoire, dans l’histoire de ses langues, de ses institutions, dans l’histoire de ses études historiques mêmes, à quel point elle rejoint le statut de n’importe quelle espèce animale, au sens où elle ne semble n’avoir d’autre but que de survivre. Ce fut, c’est et ç’aura été le cas des « anonymes », de tous ceux que l’on aura oubliés, de tous ces acteurs inconscients de l’Histoire qui constituent le peuple, comme tel, et représentent, comme on dit, l’ « écrasante majorité » (alors que, dans les faits rapportés par l’historien, on les voit plutôt écrasés : les « masses » salariales ; les « couches » sociales ; les militants « de [la] base »). L’Histoire, c’est toujours celle des « Grands », de ceux qui accèdent à une éternité relative par leurs actions, et dont les haut-faits sont répertoriés dans les manuels scolaires. Mais au fond, pour Pascal, ce n’est que par convention que l’on relève ces grands Noms, car leurs qualités, à eux-aussi, sont empruntées ; César n’est qu’un nom, il est l’attribut de celui qui a franchi le Rubicon, mais ne restera à jamais qu’un nom ou une « Figure ».

          Tout se passe historiquement comme si ce n’était pas même le « logos », ou la « Raison dans l’Histoire », ou encore l’ « Esprit » qui fût à l’œuvre dans le développement de l’humanité, ni même une sorte d’instinct supérieur dont l’Homme ne serait pas dépositaire. Ce qui agit là, est étranger à la réunion (politiquement impossible) de tous les « cogito » de la planète. C’est au contraire une pure passion devant l’avenir, et non pas l’action d’un agent quelconque ; l’histoire, pour Pascal, n’est qu’une mascarade de titres et de charges que nous nous jouons à nous-mêmes et où rien n’a de sens, où les règles du jeu sont toujours bafouées. Si l’Homme est bien « une chose qui pense », son essence est plutôt d’être quelque chose de passionné. L’humanité n’est pas une chose, qui penserait, mais l’effet ultime des passions de choses qui pensent. On pourrait donner une image de l’humanité, comme celle d’une ville dont il nous est impossible de déchiffrer le plan, mais dont la visite nous est forcée. L’humanité, dans son organisation politique complexe et inextricable, on n’en peut déchiffrer le plan, mais on est obligé de s’y promener, et parfois de s’y cacher, d’y tracer un chemin qui nous permette de survivre. Comme le dit Laurent Thirouin : « Obéir à des règles auxquelles on ne reconnaît aucune valeur, mais que l’on s’interdit de modifier, c’est la définition que nous avons donnée du jeu. l’homme asservi aux vanités est donc un homme condamné à jouer »[23].

          Au fond, dans ce fatras de passions, la seule chose qui nous soit propre, qui soit réellement solide, c’est le « cogito ». Cependant ce n’est pas un « moi », mais un point de conscience, sans qualités, ce point unique par où nous entrevoyons une liberté absolue ; cette liberté, pour Pascal s’obtient dans la soumission à Dieu, tandis que chez Descartes, elle a son siège dans la volonté, qui est pour lui l’attribut qui nous rend semblable à Dieu, « qui nous rapproche de Dieu ». Pascal ne verrait pas cette liberté dans la volonté, puisque le « moi » est péché, il est « haïssable », ce n’est donc qu’une illusion de liberté. Dieu seul connaît et pense véritablement, l’homme n’étant qu’un « suppôt », un sujet. Pour Lacan, Dieu serait la langue même peut-être, le latin, le français, la langue biblique étant les sujets. Selon l’anthropologie pascalienne, nous trouvons seulement la liberté, et le bonheur, dans le libre choix d’aimer Dieu, dans le « pari » de l’éternité contre le néant.

 

          a3 : La religion, paradoxalement, apparaît comme le siège de toutes les tentations, puisque les luttes théologiques montrent que l’Homme recherche davantage la célébrité et le pouvoir, que la véritable connaissance. Ceci n’est pas la véritable religion, mais celle que pratiquent les chrétiens par habitude, mécaniquement.

          LG 196 (t.2, p.618) [BR 451] : « Tous les hommes se haïssent naturellement l’un l’autre. On s’est servi comme on a pu de la concupiscence pour la faire servir au bien public ; mais ce n’est que feindre, et une fausse image de la charité ; car au fond ce n’est que haine ».

          Pour Pascal, les institutions du mariage, des maisons closes, du célibat des prêtres etc. ne sont que des pis-allers, des contrats visant à utiliser la concupiscence naturelle des Hommes, sans développer véritablement le Cœur. Les bonnes passions que Pascal voudrait substituer aux mauvaises sont celles de l’authentique Religion Chrétienne : modestie, modération, chasteté, charité. On y mettrait presque un soupçon de masochisme[24].

          En effet, la religion pascalienne diffère de la religion officielle en ceci qu’elle est radicale, voire extrémiste ou fanatique ; ceci ne concerne pas les coutumes, les chants, les habits, ou les dogmes, etc., mais le Cœur, le sujet même. Pascal voudrait presque que chacun puisse voir ce lui seul voit, comme s’il possédait une vérité, un sens authentique que les autres n’ont pas mais qu’ils pourraient avoir s’ils l’écoutaient. Pascal utiliserait la religion comme un contre-pouvoir, à la fois contre la religion institutionnelle et contre les « Gentils », les incroyants, les Libertins.

          On peut voir encore, au sujet de la religion, ce que Nietzsche aurait pu apercevoir grâce à Pascal, et ce dont il a pu probablement s’inspirer : la religion de Pascal est à l’origine même un contre-pouvoir, une résistance (telle que le roi a dû la mater en faisant raser Port-Royal). On imagine ce que Foucault aurait dit : le savoir-pouvoir pascalien tiendrait dans un renoncement à soi-même, dans ce qu’on a d’égoïste (ambition, amour-propre, désir de la chair) ; il serait donc un savoir-pouvoir nihiliste, ou niant la vie. Il s’oppose, en tant que savoir-pouvoir janséniste à celui jésuite qui prétend, par son prosélytisme, son colonialisme précoce, régner sur le monde - alors que Port-Royal conseille de quitter le monde, de s’en déprendre du mieux qu’on peut. Ainsi, la cinquième Provinciale déclare, à propos des Jésuites en général : « Voici quelle est leur pensée. Ils ont une assez bonne opinion d’eux-mêmes pour croire qu’il est utile et comme nécessaire au bien de la religion que leur crédit s’étende partout et qu’ils gouvernent toutes les consciences »[25].

          Cependant Pascal affirme sa foi, propose une force positive, au sens où il le fait au non d’une réalité différente de celle du monde simplement matériel (c’est une illusion ou un « arrière-monde » diraient Nietzsche et Foucault) ; Pascal joue le jeu du « pari », que le réel réside en Dieu, qui est le bien véritable, infini. A l’opposé, le Dieu des philosophes est un Dieu abstrait, mort, inconsistant – tout-puissant, certes – mais qui n’est que le « Dieu de la machine », le premier moteur nécessaire à la constitution de la métaphysique, et de la physique, qu’elle soit aristotélicienne ou cartésienne, ce point de départ, ce levier, nécessaire à l’impulsion qui cause premièrement l’enchaînement des cause et des effets, c’est-à-dire le principe seul dont le mécanisme de toute philosophie ( et non simplement le « mécanisme », en tant que courant philosophique) a besoin pour fonctionner.

 

          La naissance de l’athéisme, à travers le libertinage de pensée, et les progrès du cartésianisme (en tant que pensée métaphysique et non plus théologique, fondée sur la Raison et non pas le Cœur) aurait une conséquence terrible, pour Pascal, la perte de la certitude fondée sur la Foi, et donc une mécanisation du monde, une vitrification de l’univers. Les Hommes ne veulent pas croire, dénonce Pascal, comme ils ne voudront plus penser pour Bernanos, lorsqu’il déclame ironiquement : « Pourvu que cette âme n’existe pas ! » (La liberté, pour quoi faire ?). Ainsi Pascal, dans ses Provinciales, se moque d’un parti-pris jésuite qui lave le chrétien de tout péché, et par là, de toute obligation : « C’est ainsi que nos Pères ont déchargé les hommes de l’obligation pénible d’aimer Dieu  actuellement»[26], mais seulement tant de fois par semaine, voire tant par année.

          Pascal, au contraire, ne prend pas les recommandations de l’Eglise à la légère, et même les devance ; l’Ecclésiaste dit bien : « (...) Dieu fait en sorte qu’on le craigne » (3, 14) ; « Ainsi crains Dieu » (5, 7). L’amour et la crainte de Dieu ne semblent pas contradictoires, mais se demandent l’un l’autre, ont une nécessité réciproque : « Une personne me disait un jour qu’il avait une grande joie et confiance en sortant de confession. L’autre me disait qu’il restait en crainte. Je pensai sur cela que de ces deux on en ferait un bon et que chacun manquait en ce qu’il n’avait pas le sentiment de l’autre. Cela arrive de même souvent en d’autres choses »[27].     

 

« Superstition et concupiscence.

          Scrupules, désirs mauvais.

          Crainte mauvaise.

          Crainte, non celle qui vient de ce qu’on croit Dieu, mais celle de ce qu’on doute s’il est ou non. La bonne crainte vient de la foi, la fausse crainte vient du doute, la bonne crainte jointe à l’espérance, parce qu’elle naît de la foi et qu’on espère au Dieu que l’on croit, la mauvaise jointe au désespoir, parce qu’on craint le Dieu auquel on n’a point de foi. Les uns craignent de le perdre, les autres de le trouver. » [28]

          Pascal cite l’Epitre aux Philippiens, II, 12 : « Opérez votre salut avec crainte »[29]. Dieu est un dieu caché, mais terrible ; il ne s’agit pas tant d’une crainte de Dieu d’ailleurs, mais d’une crainte de soi-même ; il s’agit d’être à même d’affronter la véité, de faire face à Dieu. L’Enfer n’est qu’une coutume, une tradition pratique pour faire aimer Dieu. La crainte fait partie de la foi, c’est un remède contre le « moi ». La raison en ce sens est non seulement un obstacle à la foi, mais c’est encore une manière de provoquer son malheur. LG 164 (p.602) : « Ce sera une des confusions des damnés de voir qu’ils seront condamnés par leur propre raison par laquelle ils ont prétendu condamner la religion chrétienne ». Au fond la damnation n’a en soi aucun caractère folklorique (ce n’est qu’une figure que de se représenter les flammes de l’enfer, le diable, les tortures etc.) mais consiste simplement en le refus, par la raison, d’admettre l’instance du cœur, et la possibilité d’un ordre surnaturel, infini.

 

 

b) Statut métaphysique du péché, en tant que condition humaine.

          b1 : C’est en naissant que l’Homme devient pécheur ; l’humanité est donc structurellement pécheresse.

          Faut-il exprimer, ou bien taire, ses propres passions ? L’être humain est-il fondamentalement passion, ou bien plutôt action ? Vaut-il mieux, ou faut-il, éradiquer une passion qu’on sait inutile pour l’action, ou au contraire, l’alimenter et la promouvoir ?

Vaut-il mieux vivre de multiples passions, ou bien une même et longue passion, de telle sorte que toujours elle dure ?

En quoi y a-t-il des passions meilleures que d’autres ?

          A toutes ces questions concernant l’ « art d’aimer » ou la « gestion des plaisirs », Pascal répondrait qu’il est inutile d’y répondre, parce qu’elles ne sont pas fondées. La question même de l’opposition entre une vie dissolue, qui serait la vie des plaisirs, et la vie du sage, qui serait une vie exemptée de passions, ne se pose pas. On ne devrait pas la poser, parce que l’Homme, en soi, recèle une méchanceté structurelle, un vice caché et indéracinable, qui s’appelle « péché » ou « concupiscence » (à la nuance près que la concupiscence exprime une appétence, une recherche du mal, alors que le péché désigne le mal même).

          D’après LG 110 (« Contrariétés »), les passions sont toujours du côté de la concupiscence : « Je voudrais donc porter l’homme [c’est-à-dire l’être humain] à désirer d’en trouver [de la vérité : « ou constante, ou satisfaisante »], à être prêt et dégagé des passions, pour la suivre où il la trouvera, sachant combien sa connaissance s’est obscurcie par les passions ; je voudrais bien qu’il haït en soi la concupiscence qui le détermine d’elle-même, afin qu’elle ne l’aveuglât point pour faire son choix, et qu’elle ne l’arrêtât point quand il aura choisi ».

          On peut situer le péché dans le « moi », ou dans l’ « ego ». Cette partie « concupiscible » de l’âme, comme dirait Platon est la part commune, la « mieux partagée » de l’Homme.

          Au fond, ce ne sont pas les corps qui sont pécheurs, mais ce sont les égoïsmes qui s’en emparent. La malignité ne vient pas de ce qu’il y a tant d’Hommes sur terre, mais de ce que chacun croit qu’il a un « moi », que ce « moi » est la chose la plus certaine qui soit, et que par conséquent il a toujours raison, ou « le droit » ou « la force » (peu importe) avec soi. C’est donc à cause de l’inversion des priorités, ou des prétentions, à l’existence que le Mal, comme tel, existe. Nous croyons que notre corps, parce qu’il est nôtre, est la chose la plus précieuse, alors que c’est notre âme, ou plutôt notre âme en tant qu’elle tend à aimer Dieu, qui a le plus de valeur. Le péché, pour Pascal, n’est donc rien d’autre que cette erreur naturelle de croire que le corps puisse s’arroger la primauté sur l’âme, ou que le « moi » ait une existence véritable. Si même on est philosophe, l’erreur serait alors de croire que ma pensée aurait quelque valeur, en tant qu’individuelle, alors ce que je pense a trait directement à mon corps, la plupart du temps ou à mon âme comme si elle n’était qu’un corps.

          LG 758 : « La nature de l’amour-propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi ». LG 509 [BR 455] : « Le moi est haïssable ». Le « moi » est mauvais en soi, parce qu’il porte à la haine d’autrui, d’où le renversement de la haine sur soi-même ( comme le dit Rimbaud « Je est un autre ») ; par conséquent, c’est dans l’ordre du « moi » que le moi est haïssable ; le moi ne doit donc pas avoir cours, ne doit pas s’exercer ; seule la présence au sein de l’Église doit faire sujet, doit constituer un sujet nouveau digne d’être proche de Dieu.

          Cependant, pourquoi le péché est-il « péché », si les mouvements corporels, tels que les passions, sont les fruits des mouvements naturels de l’espèce, tel le besoin de perpétuation, telle la reproduction ? En quoi le plaisir institué par la Nature serait-il condamnable ? Dieu, finalement, a bien conçu l’acte sexuel, chez l’Homme, et donc l’a mis volontairement dans le péché… Non, dirait Pascal, le péché n’est pas de commettre des actes répréhensibles, mais de croire en les faisant qu’ils sont le fruit de notre volonté propre, comme si le moi pouvait avoir des actions véritables, qui lui soient directement attribuables, ce qui n’est jamais le cas, puisque le moi n’a d’autre méfait à son actif – ce qui est cependant grave, lourd de conséquences ! – que de s’imaginer qu’il est quelque chose de réel, de concret, qu’il a une véritable prise sur le monde.

          En réalité, donc, ce qui serait véritablement « péché », ce serait par exemple :

1)  l’aigreur que provoque l’impossibilité d’arriver à, comme on dit, « réaliser ses passions » ;

2)  la jalousie qu’on éprouve devant le succès dans ces mêmes passions chez autrui ;

3)  la vacuité que l’on ressent lorsqu’on « réalise » ses passions et que l’on s’en trouve déçu (« animal post coïtum triste est », dit le dicton), c’est-à-dire lorsque la passion meurt, lorsqu’à la passion succède un dégoût de soi, lorsque tout s’avère pure vanité.

          L’amour le plus pur serait une restriction du domaine d’application du désir, le passage de l’infini d’un désir confus à l’unicité d’un désir distinct. Il y a restriction d’un domaine, donc de l’extension, mais augmentation de la compréhension, de l’intensité (comme le dirait Bergson). Tel est le cas lorsqu’on aime un objet infini. C’est alors que Dieu seul, ou Jésus-Christ Sauveur des Hommes, Rédempteur, peut donner sens, consistance à ce moi, qui n’est plus individu, mais sujet, au sens de serviteur, de Dieu.

 

          b2 : Par conséquent, la vie véritable n’est pas celle du corps, mais simplement celle de l’esprit, c’est à dire la vie passée à rechercher Dieu et à l’aimer.

          La passion, en tant que « theoria » s’oppose à la passion en tant que « praxis ». La passion véritable (i.e. la foi) est une passion vécue pour elle-même, dans son autonomie : elle est désintéressée ; de l’autre côté, la passion, comme activité pratique, comme ayant autre chose que soi-même comme fin, est une passion intéressée, qui vise le plaisir, un assouvissement, c’est-à-dire que c’est un des moyens du bonheur, en tant que le bonheur serait la somme de tous les plaisirs possibles. La foi, elle, est une passion qui a sa fin en soi, certes. Mais n’a-t-elle pas pour but le Salut ? Ce n’est cependant qu’en la considérant comme désintéressée, que la foi peut réellement atteindre à, ou approcher de, quelque chose comme le Salut. Le Dieu Chrétien aime personnellement l’Homme, il fait un avec Jésus-Christ. La seule bonne passion, au fond, du Chrétien est l’amour qu’il éprouve en, par, et pour Dieu : C’est la passion, l’amour né de la Foi.

          D’un côté, l’Homme cherche à se divertir, de l’autre, il aspire au repos et à quitter les passions. Les hommes sont constamment tiraillés par ces deux aspirations contraires : « Ils ont un instinct secret qui les pousse à chercher le divertissement et l’occupation au dehors, qui vient du ressentiment de leurs misères continuelles. Et ils ont un autre instinct secret qui reste de la grandeur de notre première nature, qui leur fait connaître que le bonheur n’est en effet que dans le repos et non pas dans le tumulte. Et de ces deux instincts contraires il se forme en eux un projet confus qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l’agitation » (LG 126, p.585). La foi, seule, permettrait une réconciliation des ces deux tendances, par une conscience claire de l’existence même du paradoxe : la condition humaine est pécheresse, mais il est bon de s’y plier, en tant que c’est la volonté de Dieu. Comme le dit Laurent Thirouin : « le chrétien qui veut être humble sans tomber dans la superstition, se retrouve dans la position du joueur : affranchi et soumis à la fois »[30].

 

II] Au sein des passions, d'un autre côté, une passion émerge, celle de la vanité de toutes choses – passion de renoncement au monde et au moi.

 

1) Les passions auraient pu nous racheter du péché, nous rapprocher de la Grâce, au sens où la vie du chrétien consiste en des passions pieuses : amour du prochain, humilité, obéissance.

          L'amitié, la "philia", le rapport social, qui sont des valeurs propres à l'Homme, l'empêchent de demeurer dans le péché, dans la concupiscence (celle-ci étant le désir de retourner à l'état de bête, alors que Dieu nous a faits Hommes) et cependant :  « Tous les hommes se haïssent naturellement l’un l’autre » (LG 196, p.18). De même que Descartes, dans une Lettre à Elizabeth de septembre 1646 (Édition Classiques Garnier, tome III, p.667), affirme que l'amitié est une chose "trop sainte" pour qu'on la rompe par des ruses et des tromperies, de même, Pascal tient l'amitié pour une passion louable ; en effet, si l'on en croit ses biographes, et ses lettres, Pascal fait ce constat : « tout Homme désire d'être heureux », quand Descartes affirmait au début du Discours de la Méthode : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » ; dans un cas comme dans l'autre, on peut déceler une forme d'ironie, car pour l'un, les Hommes s'attribuent chacun toute l’intelligence du monde et parfois à grand tort, tandis que pour l'autre les Hommes sont bien souvent incapables de satisfaire leur désir universel, lequel n’est que - sous couvert de relations sociales - de faire valoir leur « moi ».

          Le « moi », à lui seul, constitue donc la passion principale de l’Homme ; c’est la passion par excellence. C’est une passion charnelle, car elle assigne aux pensées, à notre âme, ce qui ne sont que des attributs du monde, ce qui est notre corps, ce que sont nos charges, nos honneurs, nos qualités accidentelles fournies par la Fortune. Le « moi » nous fait croire à l’existence réelle d’un simulacre d’essence de soi, d’un essaim de qualités constituant une identité imaginaire. Pascal qualifie ces qualités d’ « empruntées ». Elles n’appartiennent pas au sujet en propre, puisqu’elles ne sont pas stables, elles peuvent disparaître à tout moment ; et elles ne sont pas naturelles, car elles ont été attribuées par le hasard, et non par la raison, ni même par un choix individuel.

LG 582 (p.784) : «Qu’est-ce que le moi ? Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non, car il ne pense pas à moi en particulier ; […] on n’aime jamais personne que pour des qualités empruntées ». ce passage est très intéressant, car il mobilise une fiction probablement empruntée à Descartes, lorsqu’il vient d’exposer la fiction expérimentale du « morceau de cire » et qu’il se met à examiner « des chapeaux et des manteaux » qui passent dans la rue. Ce que Descartes attribue à la substance comme des qualités, et qui relève de l’étendue, et qui sont donc impropres à qualifier l’humanité (laquelle dépend étroitement de cette autre substance qu’est la pensée), c’est cela que Pascal assigne non pas même au corps, mais au « moi ». Lorsque nous voyons bien des hommes, quand même nous les entenderions parler, quand bien même ils me parleraient, je ne penserais pas nécessairement à eux, mais seulement à leur beauté ou leur laideur, à la qualité de leur manteau ou de leur chapeau, voire à la charge qu’ils occupent, au statut social qu’ils représentent etc. et cela constituerait déjà, suffirait à constituer, leur « moi ».

LG 509 (p.763) : « Le moi est haïssable. […] en un mot, le moi a deux qualités : il est injuste en soi en ce qu’il se fait centre de tout ; il est incommode aux autres en ce qu’il les veut asservir, car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres ». Le moi a pour inconvénient majeur d’être individué : il particularise une volonté, une force ou un conatus (comme le dirait Spinoza). L’idée de centre est un concept propre à la révolution copernicienne, qui a relativisé les positions scientifiques lesquelles considéraient un monde immuable, organisé par un mouvement circulaire perpétuel, pour renforcer le rôle du sujet. C’est donc bien l’émergence du sujet, comme pôle d’objectivité que Pascal veut combattre, en lui opposant une subjectivité radicale, non individualiste.

          Le « cogito » vu par Pascal est un cogito négatif, qui ne tient qu’à l’existence de Dieu ; le « moi » véritable n’est que de sa soustraction à l’être nécessaire, à Dieu. LG 125 (p.583) : « Je sens que je puis n’avoir point été, car le moi consiste dans ma pensée ; donc moi qui pense n’aurais point été, si ma mère eût été tuée avant que j’eusse été animé : donc je ne suis pas un être nécessaire. Je ne suis pas aussi éternel ni infini, mais je vois bien qu’il y a dans la nature un être nécessaire, éternel et infini ». Le moi, comme chez descartes le cogito, est étroitement dépendant de l’existence de Dieu ; par conséquent, comme chez Descartes, il y a une garantie divine de l’existence du sujet et de toutes choses. Cependant, contrairement à Descartes le « je pense » n’est pas pur, n’est pas une « chose » véritablement ; ce n’est qu’une illusion transmise par la société, la coutume, répandue par l’usage, une convention. La véritable nature du « je pense », c’est d’être sujet de Dieu, d’être un de ses « membres ».

Nous devons donc distinguer deux « moi » chez Pascal : un qui est imaginaire, artificiel, évanescent et charnel, celui du monde ; et un autre réel, moins consistant en apparence, mais plus réel en fait, qui consiste en la seule pensée et qui est tout entier le sujet de Dieu.

          LG 354 (p.665) : « Si les pieds et les mains avaient une volonté particulière, jamais ils ne seraient dans leur ordre qu’en soumettant cette volonté particulière à la volonté première qui gouverne le corps entier. Hors de là, ils sont dans le désordre et dans le malheur ; mais en ne voulant que le bien du corps, ils font leur propre bien ». Finalement, si nous respections l’ordre de la charité, les hommes demeureraient toujours en paix, ne connaîtraient pas la misère, etc. En ce sens, c’est bien du péché consistant à se prendre soi-même comme sujet que provient le mal ; d’un autre côté, on ne peut pas ne pas s’effrayer du fanatisme d’un Pascal qui préfère se haïr soi-même[31], au lieu de se soigner et de rechercher la santé, comme le faisait Descartes, par exemple.

          La concupiscence en nos passions est à deux niveaux : corporel et spirituel ; dans l'ordre du désir, proprement dit, et dans l'ordre de la connaissance. Seul l'amour de Dieu nous éloigne de l'état de pécheur. Nous ne pensons qu'à nous-mêmes, et lorsque nous pensons parfois aux autres, ce n'est que dans l'espoir de gagner notre salut ; en ce sens, la générosité commune est égoïste. La solution kantienne sera d'agir « par devoir » ; mais alors, on peut se demander où le cœur réside si le devoir dicte ses lois à notre place, et si agir « par devoir est encore l'action d'un être humain, ou bien d'une forme de machine (ce qui, d'une certaine manière, nous fait retourner à la concupiscence, à la « machine » corporelle).

 

2) Ce serait cependant un effet de l'imagination, que de croire que l'Homme puisse se faire Dieu, ce serait proprement une hybris ; la foi n'a jamais divinisé personne (comme le croyaient certains Grecs) mais a juste rendu la chair assez humble pour que Dieu puisse la sauver. C’est un effet du « moi » encore, que de croire trop fermement à de simples traditions, à des coutumes qui n’ont d’autorité que par l’usage.

 

          Pensées LG 400 [BR 229] : « Mon cœur tend tout entier à connaître où est le vrai bien, pour le suivre ; rien ne me serait trop cher pour l'éternité ».

Le christianisme est désintéressé, mais aussi généreux ; l’Évangile prône la charité, et le péché doit être racheté par les bonnes actions ; or il n'est pas en notre pouvoir, selon Pascal et le jansénisme, de connaître notre destinée, à savoir que la Grâce ne peut pas être acquise simplement par nos œuvres.

Saint-Augustin a dit « la matière est dans une incapacité naturelle, invincible, de penser » ; il montre par là que les Hommes sont les seuls sujets possibles de la pensée, parce qu'ils sont aussi esprits. Cependant, ils ont un corps, lequel est incapable de penser, et qui fait comme un poids pour l'esprit. Les chrétiens vont adjoindre à cette idée du fardeau du corps, la notion de péché originel. Molina déclara possible la Grâce pour une volonté humaine libre. Selon lui, l'Homme peut accéder à la vie éternelle par ses œuvres. Pascal a combattu les molinistes, du côté des jansénistes (Jansénius, évêque d’Ypres, a relu Saint-Augustin, et déduit en partie de ses lectures la misère de la condition humaine, et sa nudité face à Dieu). Pour Pascal, l'Homme est solitaire face à l'infini, face à la main de Dieu, sans jamais savoir si la Grâce, qui consiste en la vie éternelle et le pardon de ses péchés, est acquise. En ce sens, le sujet est le sujet d'une passion fondamentale ; la crainte de l'au-delà, c'est-à-dire aussi bien de l'inconnu, de Dieu ou de la mort.

          Par conséquent, on ne voit pas comment, avec Molina, la Grâce sous prétexte d’innovation pourrait se gagner par les œuvres, par le libre-arbitre individuel ; on est devant une totale incompréhensibilité de notre destinée, et de l'intelligence divine. Pascal, avec Arnauld et la communauté de Port-Royal, soutient les idées de Jansénius, elles-mêmes issues de Saint-Augustin [d'où le jansénisme, ce courant réformateur de l'Église catholique, et combattu par l'État jusqu'à la destruction de l'abbaye en 1710 (la fondation remontait au XIIIème siècle)], à savoir un agnosticisme sélectif, qui rejetterait toutes les innovations en matière de théologie, et qui prendrait comme point de départ la misère de l’Homme, c’est-à-dire son ignorance fondamentale. D'où vient-il que les sciences physiques (la géographie, la géométrie, les mathématiques, les sciences de la nature...) puissent prétendre à la perfection, tandis que les sciences morales (la théologie, la philosophie, la politique...) ne semblent accéder à aucun progrès, et donnent lieu même à des querelles,  guerres, injustices, etc. ? Pourquoi une telle dichotomie entre l'instance de l'esprit et celle du cœur ? Y a-t-il, grâce à la Foi, un véritable viatique pour les passions, une façon de les résoudre en les convertissant en passion pour Dieu - ou bien est-ce là une illusion, de telle sorte que tous les actes commis sous la passion de la Foi seraient injustes ou non rationnels ? Comment Pascal a-t-il pu être cependant philosophe en s’interdisant toutes passions, ne serait-ce même qu'eu égard à la curiosité scientifique, à la « libido sciendi » ? Il y a, semble-t-il, des contradictions, dans la pensée pascalienne des passions, qu'il nous faut absolument résoudre.

 

3) La passion qui domine toutes les passions « terrestres », la conscience de la vanité de toutes choses, nous détache du monde, et nous rend aimable à Dieu en combattant en nous le « moi ».

 

LG 758 (p.894) : « […] Ainsi la vie humaine n’est qu’une illusion perpétuelle ; on ne fait que s’entre-tromper et s’entre-flatter […]».

          Le philosophe est un anti-philosophe pour Pascal, un pyrrhonien, quelqu’un dont la qualité principale serait de douter, de nier toutes les affirmations et d’affirmer tous les interdits. La philosophie n’est pas mauvaise parce qu’elle recherche la vérité, mais plutôt parce qu’elle prétendrait la trouver ; « Dieu sensible au cœur, non à la raison » nous dit bien Pascal. Comme le déclare l’Ecclésiaste, la sagesse est vanité, parce qu’elle prétend illégitimement à la sagesse : « Vanité des vanités, dit Qohélet, vanité des vanités, tout est vanité » 1, 2. On ne peut pas accéder au savoir dernier, véritable, parce que notre savoir, tel les biens matériels, ne fait que s’accumuler, sans parvenir à un savoir ultime : « Je me suis dit à moi-même : Voici que j’ai amassé et accumulé la sagesse plus que quiconque avant moi à Jérusalem, et, en moi-même, j’ai pénétré toute sorte de sagesse et de savoir, la sottise et la folie, et j’ai compris que tout cela aussi est recherche du vent » 1, 15.

LG 185 (p.611) : « Notre intelligence tient dans l’ordre des choses intelligibles le même rang que notre corps dans l’étendue de la nature ». Notre esprit est par conséquent perdu entre deux infinis de petitesse et de grandeur, entre le néant d’une part, et l’absolu de l’autre. Il est par conséquent vain d’accumuler des savoirs finis, puisqu’ils n’atteindront jamais à une somme infinie. Nous serons toujours, quoique nous aprenions dans le futur, infiniment éloignés de la sagesse véritable.

          La raison elle-même n’est pas indépendante, elle met en œuvre le « moi », donc un intérêt, c’est-à-dire du subjectif : on s’irrite contre un « esprit boîteux » mais pas contre un « boiteux »[32] ; si on raisonnait objectivement, on ne s’irriterait pas contre l’erreur ; l’esprit humain ne discerne véritablement ni le vrai ni le faux.

          De fait la vérité est d’ordre surnaturel et nous reste inaccessible, à nous humains. Toute connaissance, de ce point de vue est inutile, n’est que vanité. Ec 2 16 : « Il n’y a pas de souvenir durable du sage ni de l’insensé, et dans les jours suivants, tous deux sont oubliés : le sage meurt bel et bien avec l’insensé ».

LG 758 (p.893) : « Il y a différents degrés dans cette aversion pour la vérité ; mais on peut dire qu’elle est dans tous en quelque degré, parce qu’elle est inséparable de l’amour-propre ». Selon Pascal, la vérité naturellement fâche, par essence est désagréable ; elle est un obstacle à la vie ; en ce sens, tout dogmatisme est douteux, toute théorie sent la machination, la mise en œuvre de préjugés, la flatterie. Il n’y aurait donc de philosophie saine que critique, que sceptique. Cette haine de la vie mondaine peut paraître bien sombre : « Je déteste la vie, car ce qui se fait sous le soleil me déplaît : tout est vanité et poursuite de vent » (Ec 2 17). Cependant, la passion de la vanité, la conscience intime que « tout est vanité » est une simple étape, une purification, une destruction salvatrice des pseudo-valeurs.

          Il y aurait deux phases dans la pensée de Pascal : une phase négative, qui rejette les « passions » c’est-à-dire toutes les (pré-) occupations des hommes liées à leur vie sociale ; et une phase positive qui consiste à suspendre la critique et à subsumer sous la charité, en-dehors de la temporalité mondaine, les passions communes.

 

« Vanité des vanités, dit Qohélet, vanité des vanités, tout est vanité », L’Ecclésiaste 1 2.

La pensée s’abîme dans un océan mystérieux lorsqu’elle désire rencontrer l’absolu. La sagesse ne semble pas être accessible à l’Homme. De ce fait, rien dans les occupations humaines n’est digne d’intérêt, puisqu’aucune de ces occupations n’est à même de rencontrer l’absolu. L’Homme, en train d’établir ce constat, est alors en proie à une passion particulière : la « vanité », non pas au sens d’orgueil, mais au sens du sentiment profond que tout est vain en ce monde.

Pascal va partir de ce constat de la vanité de toutes choses pour arriver à une haine du « moi » ; mais cette haine, à son tour, va se trouver convertie en amour de Dieu, en épuration du « moi », et donc en charité.

Le mode d’écriture même de Pascal est symptomatique de sa pensée ; les fragments de l’Apologie sont les points de vue différents pris sur un même constat : que le « cœur de l’homme est plein d’ordure », que le monde est vain. Il ne s’agit pas d’argumenter, mais de provoquer chez le lecteur la même passion de désenchantement que celle de l’auteur. « J’écrirai ici mes pensées sans ordre et non pas peut-être dans une confusion sans dessein. C’est le véritable ordre et qui marquera toujours mon objet par le désordre même. Je ferais trop d’honneur à mon sujet si je le traitais avec ordre puisque je veux montrer qu’il en est incapable. » (LG 472, p.748 ; Lafuma 532)

 Pascal ne hait pas simplement le monde mais aussi lui-même. Le schème de la passion pascalienne passe ainsi par trois étapes :

1)     le sentiment de vanité du monde

2)     le sentiment de vanité ou de « haine » de soi-même

3)     la charité, qui est amour de Dieu, et par-là de soi et du prochain

Cette écriture nous ravit en même temps, par sa beauté. Elle fait signe de la foi de Pascal, de son enthousiasme. Comment passe-t-on donc de cet état de décrépitude morale, à celui de l’enthousiasme mystique ?

 

Le raisonnement de Pascal n’est pas évident, mais dépend d’une décision radicale, qui est de ne plus se fier à la raison, d’une part, et d’autre part, de postuler le « pari », c’est-à-dire un part-pris philosophique qui mobilise l’instance du « cœur » en lieu et place de la raison.

Le monde est vain, et le « moi », fondé sur la concupiscence, et donc empreint du péché, est également vain. Pascal part donc d’une passion négative, la haine du monde, le désenchantement, le ressentiment.

Le « moi » est mauvais parce que créé de toutes pièces par l’imagination, il repose sur des « qualités empruntées ». Il faut donc se forger une autre image de soi. Le « moi » n’est pas bon, il est faux ; il faut donc le haïr.

Les passions ordinaires sont mauvaises ; il faut des contre-passions pour les éradiquer. Ces contre-passions, cependant - haine du monde, haine de soi – sont également mauvaises, en tant que négatives. Ces passions mauvaises qui sont critiques à l’égard du monde et du moi,  pourraient nous faire détester le point de vue pascalien ; mais le sujet, dans les contre-passions, se purifie, se libère. Ce qu’en se niant comme « moi », que le sujet parvient à sa véritable nature, de croyant, d’être issu de Dieu seul, c’est-à-dire de pur « membre » de l’Eglise. Le sujet est membre, et non pas corps ; il n’est pas un tout (un rien à l’égard du tout et un infini à l’égard du néant), mais une partie.

De ce fait, à partir de la tabula rasa opérée par un désenchantement total, Pascal va aboutir au sentiment positif, lui, de « charité ». c’est un amour inconditionnel, immortel, immuable, et infini du Dieu et, à travers lui, du monde, des créatures et de soi-même – mais non pas en tant qu’individu, seulement en tant que partie de l’Eglise, qu’un numérique et non plus spécifique.

 

Par conséquent, non seulement le sujet véritable n’est pas l’individu, mais encore il n’est pas rationnel. LG 101 (pp.573-574) : « Nous connaissons la vérité non seulemnt par la raison mais encore par le cœur. C’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part, essaie de les combattre. (…) Les principes se sentent, les propositions se concluent et le tout avec certitude quoique par différentes voies. Et il est aussi inutile et aussi ridicule que la raison demande au cœur des preuves de ses premiers principes pour vouloir y consentir, qu’il serait ridicule que le cœur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre pour vouloir les recevoir. Cette impuissance ne doit donc servir qu’à humilier la raison, qui voudrait juger de tout, mais non pas à combattre notre certitude comme s’il n’y avait que la raison capable de nous instruire. Plût à Dieu que nous n’en eussions au contraire jamais besoin et que nous connussions toutes choses par instinct et par sentiment ! Mais la nature nous a refusé ce bien ; elle ne nous a au contraire donné que très peu de connaissances de cette sorte ; toutes les autres ne peuvent être acquises que par raisonnement (...) » La meilleure connaissance, la seule absolument certaine, n’est donc pas donnée par la raison, ce n’est pas une action, mais reçue par le cœur, et c’est une passion. Le véritable sujet est donc marqué par l’instance du cœur, par cette part de l’humain qui, quantitativement, est la plus faible, mais qualitativement la plus forte. Le but de Pascal est donc de centre, le plus qu’il peut, la conscience vers le cœur, de restreindre le champ du sujet vers ce qu’il y a de seulement certain, d’absolu, en l’Homme. Cette connaissance des premiers principes, comme par exemple de l’existence de Dieu, de l’existence du temps et de l’espace, c’est cela qui constitue la nature du sujet authentique. Il s’agit bien de quelque chose qui « sent » et non pas qui pense. Il est bien un sujet qui se passionne, et non plus qui raisonne.

 

En fin de compte, la philosophie devrait se mettre au service de la religion ; Descartes, au contraire, prétendait rendre raison des opinions religieuses par des preuves, ou des expériences fictives (comme celle du doute hyperbolique), grâce à la philosophie : pour Pascal, c’est l’inverse qui est vrai ; les miracles rendent raison de la présence de Dieu et de sa créature, et par là, d’une raison orgueilleuse – orgueilleuse parce qu’elle s’imagine seule maîtresse du monde.

LG 101 (suite : p.574) : « (…) Et c’est pourquoi ceux à qui Dieu a donné la religion par sentiment du cœur sont bienheureux et bien légitimement persuadés ; mais <à> ceux qui ne l’ont pas, nous ne pouvons la donner que par raisonnement, en attendant que Dieu la leur donne par sentiment de cœur, sans quoi la foi n’est qu’humaine et inutile pour le salut ».

Quoique rare, le « sentiment de cœur » est donc indispensable à l’existence en l’Homme d’une foi véritable ; la foi par la « machine », c’est-à-dire par l’observation des rites, des coutumes (les prières, les agenouillements, etc.), n’est qu’un pis-aller, et une démarche automatique provisoire, destinée à préparer le terrain d’une véritable foi – laquelle ne saurait être qu’irrationnelle, c’est-à-dire née du cœur, mystique, et au fond, extérieure mêm au sujet, puisque consistant en l’action même de Dieu. Pour le dire autrement, la foi requiet la Grâce, laquelle on ne saurait volontairement provoquer, puisqu’elle ne s’obtient pas par le raisonnement, mais se voit offerte par la volonté de Dieu même. Ce n’est qu’à cette condition que peut émerger en l’Homme une foi qui soit passion, amour de Dieu véritable.

 

L’argument du pari, nous semble-t-il n’est pas qu’un simple artifice destiné à convaincre les libertins ou les athées, que l’on voudrait récupérer, et mener vers le chemin de la foi ; certes, il s’appuie sur le schème du jeu, et donc flatte ces joueurs que sont Mitton ou le Chevalier de Méré. Mais nous pensons que ce pari est bien aussi celui que Pascal s’est fait à lui-même, et qu’il est comme une preuve (la seule possible) de l’existence de Dieu ; c’est une preuve de la raison, mais qui vise à monter la supériorité du cœur sur celle-ci. En effet, l’argument montre que la notion d’infinité des gains détruit toute la panoplie des arguments de la raison : calcul du pour et du contre, emploi de l’expérience donnée par les sens, dialectique, etc. Le pari pour un Dieu qui est infini, démontre l’incommensurabilité de l’ordre divin avec l’ordre humain. Lorsque nous parions, dans un jeu, nous essayons de calculer les gains probables ; or Pascal a aussi été un grand mathématicien, et a inauguré les techniques du calcul des probabilités (notamment lors du concours dit de la « Roulette », que Pascal a lui-même organisé et gagné, en utilisant d’ailleurs des pseudonymes différents, tantôt du côté de l’organisateur, tantôt du côté des participants – ce qui lui aurait permis de devancer un concurrent jésuite, le Père Lalouvère[33]). Le pari pascalien, pariant l’existence de l’infini plutôt que du néant, démontre que l’infini du gain l’emporte sur les risques de perdre, puisque l’infini est infiniment plus grand que notre finitude. « Quand on travaille pour demain et pour l’incertain on agit avec raison, car on doit travailler pour l’incertain par la règle des partis qui est démontrée » (LG 494, p.718 ; Fr.577 Lafuma). La vanité de la recherche théologique est relative : un travail incertain dans des matières futiles, comme la guerre ou la politique, est plus incertain que le travail d’un théologien pour une chose certaine : que l’Homme est mortel. D’un côté la foi est affaire de passion, non de raison, mais de l’autre, ceci qu’on doit rechercher le salut est fondé en raison, par les lois de la probabilité. Un bien infini est donc à croire, parce qu’infiniment plus éloigné de nous qu’un mal fini.

Fondamentalement, l’argument du pari, c’est que le sujet premier, naturel, est celui du « cœur » et non celui de la raison, lequel est culturel, soumis d’une part au péché, et d’autre part (par voie de conséquence) à l’infatuation et à l’erreur. LG 103 (p.574) : « Instinct et raison, marques de deux natures ». Et Pascal dit encore en LG 470 (p.748) : « Tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment ».

 

Du fait de ce pari, on peut constater un mimétisme très étroit entre la pensée pascalienne d’une passion de la foi, avec le style qui est plus littéraire que réellement philosophique, en particulier dans les Pensées. Pascal n’a en effet pas besoin d’être argumentatif dans son style, puisque les vérités qu’il veut montre ne sont pas de « raison », mais de « cœur » ; davantage, il ne doit pas être argumentatif, puisque la raison est vaine, c’est une illusion née de l’imagination. L’imagination est « reine du monde », comme le dit ce titre d’un ouvrage italien. Puisqu’il n’y a pas de raisonnement véritable, car tout raisonnement mène à une certitude trompeuse, il faut écrire sans raisons apparentes, mais avec tout son cœur – de manière à produire, chez le lecteur, une passion contraire à celle de la vanité décrite. Pascal se fait défenseur d’un au-delà de la raison, d’un au-delà des preuves. Il n’est pas question pour lui d’évoquer le « dieu de philosophes » mais Dieu, comme tel, par et à travers la foi.

Si l’on regarde le comportement des Hommes, on peut voir que la plupart, à l’exception peut-être de philosophes ou de scientifiques qui règleraient leur vie sur les principes qu’ils ont eux-mêmes établis, n’agissent que par impulsions, au gré de leurs besoins vitaux, et par conséquent sont motivés par la passion plutôt que par la raison. Ce serait donc artificiel de prétendre énoncer une preuve de l’existence de Dieu, qui est un absolu, alors que les choses contingentes mêmes n’ont pas de principe premier qui serait rationnel, comme la politique, par exemple.  A cet égard, Pascal dit de Platon et d’Aristote, respectivement pour leurs œuvres de la République et des Lois pour l’un, des Politiques pour l’autre, dans LG 472 (pp.748-749), que : « S’ils ont écrit de politique, c’était comme pour régler un hôpital de fous. Et s’ils ont fait semblant d’en parler comme d’une grande chose, c’est qu’ils savaient que les fous à qui ils parlaient pensent être rois et empereurs. Il<s> entre<nt> dans leurs principes pour modérer leur folie au moins mal qu’il se peut. »

Notre vie est réglée bien plutôt par les passions communes, plutôt que par la raison ; notre raison ne sert qu’à légiférer sur nos passions, à décider desquelles nous satisferons les demandes, mais non pas à procéder réellement au cours de notre vie. En revanche, il serait fou, déraisonnable, de ne pas s’attacher au problème du Salut, dès maintenant, puisque la vie est infiniment courte au regard de l’infinité des temps : « (…) Il ne faut pas avoir l’âme fort élevée pour comprendre qu’il n’y a point ici de satisfaction véritable et solide, que tous nos plaisirs ne sont que vanité, que nos maux sont infinis, et qu’enfin la mort, qui nous menace à chaque instant, doit infailliblement nous mettre, dans peu d’années, dans l’horrible nécessité d’être éternellement ou anéantis ou malheureux » (LG 398, pp. 682-683). Il vaut mieux effectivement, étant donné l’importance nécessaire et infinie de l’enjeu, chercher Dieu sans croire, plutôt que de ne pas chercher du tout.

Certes, il est vain également d’espérer une rédemption infaillible, de se plonger corps et âme dans les œuvres, dans le seul but d’obtenir, en récompense, le Salut, puisque les voies d’obtention de la Grâce sont impénétrables ; d’un autre point de vue, il n’est pas vain de connaître notre vanité. C’est effectivement une grande chose pour le sujet que de connaître sa propre vanité. Comme le dit Pascal, c’est « grand ». LG 105 (p.574) : « La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable ; un arbre ne se connaît pas misérable. C’est donc être misérable que de <se> connaître misérable, mais c’est être grand que de connaître qu’on est misérable ». Nous voyons donc comment la vanité de toutes choses conduit le sujet qui pense cela à une certaine noblesse, à une distanciation vis-à-vis de soi-même, un peu comme le spectateur de la tragédie chez Descartes :

« Et comme les histoires tristes et lamentables, que nous voyons représenter sur un théâtre nous donnent souvent autant de récréation que les gaies, bien qu’elles tirent des larmes de nos yeux ; ainsi ces plus grandes âmes, dont je parle, ont de la satifaction, en elles-mêmes, de toutes les choses qui leur arrivent, même des plus fâcheuses et insupportables » Lettre à Élizabeth du 18 mai 1645, dans l’édition de Ferdinand Alquié, tome III, Paris, Bordas, 1989, p. 566. Descartes veut montrer que des âmes fortes peuvent assister au grand spectacle du monde sans en souffir véritablement, quoique leur corps en soit réellement affecté, parce que l’âme reste fondamentalement indépendante, en tant que chose qui pense, et dont les passions – qui ne sont que les actions du corps sur elle – ne sont que des représentations du monde, comme si la douleur et la souffrance de ces « grandes âmes », de ces personnes de caractère distingué et généreux, n’étaient que des scènes d’une pièce toute feinte jouée devant elles.

A l’inverse, Pascal, dans une de ses Pensées, en citant les Maximes de Madame de Sablé, condamne, sinon le théâtre, du moins la comédie, comme représentation des passions (LG 640, pp. 801-802) : « Tous les grands divertissements sont dangereux pour la vie chrétienne ; mais entre tous ceux que le monde a inventés, il n’y en a point qui soit plus à craindre que la comédie. C’est une représentation si naturelle et si délicate des passions, qu’elle les émeut et les fait naître dans notre cœur, et surtout celle de l’amour ; principalement lorsqu’on <le> représente fort chaste et fort honnête. (…) » ; les passions représentées, au contraire de chez Descartes, auraient un caractère viral, comme si la représentation pouvait contaminer le réel et conduire à un désastre authentique, alors qu’il n’était que feint dans la représentation. Au lieu de représentation, Pascal préfère le concept de « miracle », c’est-à-dire une manifestation presque psychosomatique d’une passion, comme si la représentation n’avait de valeur que réalisée « pour de vrai », et non pas figurée. Les mystères, ces représentations de la Passion du Christ, qu’on appelle aussi parfois « passions » n’auraient donc pas la faveur de Pascal ; l’idée est qu’il ne sert à rien de représenter, l’important étant d’éprouver la foi, non de la figurer. LG 688 (p.832) : « (…) La charité n’est pas un précepte figuratif. Dire que Jésus-Christ, qui est venu ôter les figures pour mettre la vérité, ne soit venu que mettre la figure de la charité pour ôter la réalité qui était auparavant, cela est horrible ».

 

« Toutes les religions et les sectes du monde ont eu la raison naturelle pour guide ; les seuls chrétiens ont été astreints à prendre leurs règles hors d’eux-mêmes, et à s’informer de celles que Jésus-Christ a laissées aux anciens pour nous et retransmises aux fidèles » (LG 644, p.802 ; Lafuma 769) Pascal reconnaît ici la force d’une tradition, et par-là, l’inutilité de la raison en matière de théologie et de religion. Par conséquent, c’est bien le « cœur » qui entre en jeu, non la raison. Il ne s’agit pas démontrer les principes de la religion, seulement de les montrer aux athées, et surtout de les éprouver soi-même, comme des passions.

 

 

 

 

 

 

 

 

III] Nous pensons que la passion de la foi, la « charité » telle que Pascal l’appelle, nous extirpe de la situation de vanité, qui n’est qu’une étape dans l’épuration des passions.

 

1) La philosophie, guidée par la foi, offre une libération hors des passions, et donc, dans une certaine mesure, hors de la condition mortelle

          Il faudrait examiner les rapports possibles entre grâce & charité, salut & générosité ou agapè (amour non concupiscent d'autrui) ; si la charité prône le don de soi, alors que reste-t-il du sujet ? Si l'égoïsme a un revers, il faudrait en effet savoir où se place, dans quelles limites se développe, le « moi » du croyant ; s'il n'est plus un « moi », ni en Dieu (puisqu'on ne peut pas accéder à Dieu en ce monde), quel sera son site ?

          Il est une autre passion, tout-à-fait contraire à celle du « moi », et qui constitue un « ordre », que Pascal compte pour la plus haute, celle de la charité. Elle consiste en l'amour du prochain, et de sa considération au titre de créature divine. Il y a trois ordres : corps, esprit et cœur, et trois passions correspondantes, dont seule la troisième est bonne : libido, libido sciendi et charité.

          La charité nous demande d’aimer le prochain, comme un membre du corps en aime un autre, et lui prête assistance en cas de danger. Ainsi nous devons nous aimer les uns les autres, comme si nous n’avions pas comme centre d’intérêt soi-même, le cogito, mais le corps de l’Église, la communauté des Chrétiens.

          Nous serions d’abord tentés de dénoncer l’orgueil insensé de Blaise Pascal. Il a en effet prétendu s’humilier soi-même dans la pensée : D’après Descartes, on peut juger cette attitude comme le fruit d’une « humilité vicieuse », c’est-à-dire qui se met au service de ce qu’elle prétend combattre, et qui revient donc à de l’orgueil, ou du mépris. On voit ici la catégorie nietzschéenne de la pensée réactive, du ressentiment. Dans une lettre, datée du huit décembre 1654, Jacqueline Pascal parle du « mépris » que conçoit son frère pour le monde (le mot « monde » est ambigu, parce qu’il peut désigner la Création et les créatures, aussi bien que la société en vue, les mondanités). Pascal aurait donc éprouvé : « depuis plus d’un an un grand mépris du monde, et un dégoût presque insupportable de toutes les personnes qui en sont ». Nous pensons que le caractère « insupportable » de cette passion prouve que Pascal continue d’aimer son prochain, en général, (et même plus que jamais) mais que ce « mépris » s’adresse aux frivolités des Grands, aux vanités mondaines. Le grand scientifique opère un tournant en cette année 1654, et manifeste le désir tout contraire de son ambition passée, par exemple concernant sa machine arithmétique, ou l’annonce grandiloquente de ses projets devant l’Académie, et manifeste bien au contraire le « désir d’être anéanti dans l’estime et la mémoire des hommes ».

          A propos de cette « seconde conversion » (la première, de 1646, étant collective, commune à Etienne Pascal et ses enfants), on fait circuler des rumeurs : d’abord que Pascal aurait senti un « abîme » se creuser à son flanc gauche, si bien que, tout en sachant cela n’être que l’effet de son imagination, il aurait fait mettre une planchette contre afin de se rassurer ; ensuite que l’accident du Pont de Neuilly, où le carrosse transportant Pascal a failli verser dans la Seine, a déterminé sa résolution de « quitter le monde ». Or nous pensons, avec André Le Gall, que ces dires ne sont que légendes et dont des penseurs mal intentionnés ont pu trop vite profiter ; ainsi Voltaire, en tête de la 25ème Lettre philosophique déclare : « Il me paraît [...] qu’en général, l’esprit dans lequel M. Pascal écrivit ses Pensées était de montrer l’homme dans un jour odieux ; il s’acharne à nous peindre tous méchants et malheureux ; il écrit contre la nature humaine à peu près comme il écrivait contre les jésuites. Il impute à l’essence de notre nature ce qui n’appartient qu’à certains hommes : il dit éloquemment des injures au genre humain. J’ose prendre le parti de l’humanité contre ce misanthrope sublime » (Premières Remarques sur les Pensées de Pascal).

          Ces accusations de misanthropie, voire d’anti-philosophie, concernant Blaise Pascal se peuvent réfuter en comprenant le point de vue philosophique même de l’apologiste : méfions-nous de nous-mêmes, et n’oublions pas que nous croyons toujours qui nous plaît, plutôt que le vraisemblable. L’Homme ne recherche pas naturellement le vrai, mais seulement l’agréable, en particulier ce qui satisfait son orgueil.

          En effet, Pascal, dans de l'Art de persuader affirme qu'on reçoit plus de vérités par le cœur que par l'esprit, que ce qui ne nous touche pas, nous est étranger : « importun, faux et absolument étranger » ; si, en revanche, nous nous intéressons aux passions humaines, comme telles, c'est qu'il y a un plaisir à philosopher ; le désintéressement, comme tel, n'existe pas ; c'est un intérêt qui s'anime chez le philosophe, mais qui n'est pas un simple intérêt individuel ; il surpasse le sujet individuel, pour s'unir à l'ensemble des esprits (cf. Descartes et ses « petits neveux », c'est-à-dire, comme on dit maintenant, les "générations futures").

La philosophie, pratiquée dans l'amour exclusif de Dieu, serait ainsi peut-être une voie pour accéder à la foi, et à Dieu, du moins d’abord en pensée. D’un autre côté, il est vrai que le philosophe ne peut pas dire grand-chose de cet absolu qui est Dieu, et que par notre raison, naturellement infiniment limitée, au regard de l’infini mystère de la Création, de l’Incarnation, ne saurait développer une véritable philosophie conceptuelle, ayant la forme d’un « système ». En ce sens, la philosophie pascalienne doit se contenter de son statut apologétique ; et, au fond, le caractère « inachevé » des Pensées est peut-être illusoire, et cette apparence d’inachèvement ne serait que l’anamorphose d’une pensée qui ne se « dit » pas, mais qui se « montre » (selon les célèbres catégories du « dire » et du « montrer » du Second Wittgenstein), une pensée qui ne peut pas procéder par livre, mais seulement par fragments, sentences, ou aphorismes.

          « Les meilleurs livres sont ceux que ceux qui les lisent croient qu’ils auraient pu faire », nous dit Pascal, dans l'Art de persuader. Si c’est pour n’être lu que de Dieu, il faudrait donc presque écrire une philosophie telle qu'elle ne déplaise pas à Dieu. Or, pour plaire à Dieu, il ne faut pas pour autant se prendre pour Dieu, mais écrire par le cœur, tel que Dieu seul l’anime (comme lorsque, dans les passions terrestres, l’amoureux « platonique » n’écrit – des poèmes, par exemple, ou une lettre - que par amour pour l’être aimé). Il n’en reste pas moins que le reproche que l’on pourrait faire à Pascal, serait de prendre toujours le « point de vue de Dieu », de même que l’amoureux tend à prendre toujours le point de vue de l’ « objet » de sa passion ; or, dans un cas comme dans l’autre, c’est plutôt une illusion de la passion qui fait voir l’Autre dans sa gloire, plutôt que la Raison. Le Dieu de Pascal n’est donc pas un Dieu raisonnable, prouvable, dont il faudrait établir les preuves de son existence, mais un Dieu du « coeur ». Pascal, hors de la sphère du « divertissement » donne à l’amour de Dieu un caractère d’exception, qui surpasse la Raison. En ce sens on pourrait qualifier la philosophie pascalienne de mystique. Ce n’est pas l’aristotélisme, qui considère Dieu comme « Premier Moteur », ni le garant et le libre créateur des « vérités éternelles ».

          De même que la philosophie de Pascal diffère de la philosophie païenne, ou classique, d’un côté, et du cartésianisme ou du mécanisme, de l’autre, le Dieu de Pascal, qui est le Dieu des Chrétiens, diffère donc de celui des philosophes ; le philosophe, lui, s’occupe des passions bonnes, parmi lesquelles figure la piété, tandis que le Chrétien ne considère qu’une seule et unique passion, la charité, qui est, reproduite à une moindre échelle, la Passion même du Christ. Ce ne sont donc pas du tout les mêmes passions qui sont « bonnes » chez les philosophes et chez les chrétiens, d’après l’Apologie pascalienne, d’autant que d’après elle, le dieu des Chrétiens intègre une instance que le Dieu des philosophes n’a pas : l’amour. Dieu, pour la Religion chrétienne, aime personnellement chacun des Hommes et n’est simplement un absolu de nature noétique, ou une simple puissance créatrice. Ceci que Dieu se passionne, à travers son Fils, est en effet presque incompréhensible, si l’on présuppose que la passion est retrait de puissance, privation, et si l’on part du postulat (aristotélicien) que Dieu est plénitude, « acte pur ». Cela, Pascal ne cherche pas à l’expliquer, puisqu’il s’agit d’un autre ordre, d’une réalité surnaturelle, et don étrangère à la raison ; il s’agit simplement d’écouter le « cœur », sa charité.

          Naturellement, on pourrait émettre alors ce doute que l’Apologie de la Religion chrétienne fonctionne comme un « cercle », une tautologie, qui rend toute attaque logique inefficiente : tout n’est que passion, car Dieu nous a créés, et, en tant que créatures, nous ne pouvons subsister que par une passion mutuelle, un amour surnaturel. Comme chacun pourrait certainement le constater, la passion la plus forte, la plus dure, c’est la peur de la mort ; on pourrait voir donc la foi comme une passion de défense, de consolation contre le destin mortel, pour s’épargner à soi-même la pensée, qui est pourtant bien une nécessité, d’un jour devoir mourir. Seule la foi, en effet, qui promet un au-delà de la mort, en une consistance positive de la mort, font échec à la passion de la peur de mourir ; mais alors n’est-ce pas une autre forme de concupiscence, plus pernicieuse encore, que de croire en vue simplement de gagner le salut, dans l’intérêt, dans le désir, d’échapper à la menace du néant qui pourrait nous engloutir à jamais ? C’est au fond ce néant que la philosophie se doit d’affronter, non comme hypothétique menace, mais comme la réalité même, comme la vérité de notre condition : « En écrivant ma pensée, elle m’échappe quelquefois ; mais cela me fait souvenir de ma faiblesse que j’oublie à toute heure, ce qui m’instruit autant que ma pensée oubliée, car je ne tiens qu’à connaître mon néant » (LG 555, p.778).

 

 

2) Comme la Grâce n'est pas attribuable par un simple effet de désir, qu'elle se mérite par une voie inconnaissable, et ne s'obtient pas comme telle, la philosophie peut s'exercer, non pas en vue d'obtenir le Salut, mais de montrer à tous les Hommes la nécessité du pari. Devant l'infinité du gain, il faut tout donner.

Pascal affirme, dans le célèbre « Infini rien. » des Pensées en LG 397 [BR 233], qu’« Il faut renoncer à la raison pour garder la vie plutôt que de la hasarder pour le gain infini aussi prêt à arriver que la perte du néant. [...] mais apprenez au moins votre impuissance à croire, puisque la raison vous y porte, et que néanmoins vous ne le pouvez. Travaillez donc, non pas à vous convaincre par l'augmentation des preuves de Dieu, mais par la diminution de vos passions [les plaisirs empestés, la gloire, les délices] ».

          La Grâce ne saurait être que donnée librement par Dieu, pour Pascal. En ce sens, le philosophe ne travaille pas à obtenir la Grâce, mais a pour mission de diffuser aux athées, ou aux croyants peu zélés, la conscience de la nécessité de « faire plier la machine » : c'est-à-dire de faire renoncer le corps à ses passions (c’est-à-dire, en droit, à le faire renoncer à ses actions, ou aussi bien, à le mortifier, chose que les Pères de l’Église pratiquaient déjà bien avant Pascal, et qu’on appelle l’ascèse, mais sans cette conception mécaniste que Descartes inventa). Le philosophe se doit de montrer l’exemple, par ses écrits (qui sont ses actes propres), et par sa conduite dans la vie. Christ a vécu la Passion pour sauver les Hommes ; mais ceux-ci ne l’ont pas reconnu. Le Chrétien authentique est donc celui qui croit réellement aux Écritures, et qui reconnaît, à chaque instant de sa vie, la présence de Dieu, et la vérité de la Passion de Jésus. Il y aurait, chez Pascal, comme une « création continuée » : l'existence donnée par Dieu à l'Homme est vécue par ce dernier comme une passion ; en ce sens, la vie, comme telle, est une passion.

 

          La pensée pascalienne de la Grâce aboutit à une véritable inversion de la subjectivité, puisque le sujet, ce n’est plus le « moi », mais l’espèce[34] ; chez Descartes, la machine est soumise au libre-arbitre, alors que pour Pascal, la volonté doit se soumettre à la Machine. On doit considérer chez Pascal comme « pensante » la communauté des Chrétiens, comme telle, et non pas l’individu, le sujet pensant cartésien ; le sujet véritable, ce serait le Corps de l’Église, constitué de la somme de tous les croyants. LG 352 : « (…) on s’aime parce qu’on est membre de Jésus-christ. On aime Jésus-Christ parce qu’il est le corps dont on est membre ».

 

          Le philosophe doit alors montrer à tous combien notre condition est misérable, et combien chaque chose qu’entreprend l'Homme, hors de la religion, est vanité ou divertissement, et non pas un acte véritable, mais bien une des passions empreintes de concupiscence. D’un autre côté, il faut être à l’écoute du Cœur et montrer à tous que l’infini de la Foi est plus riche d’espérance que le néant de notre ignorance. En pastichant une célèbre citation des Pensées, on pourrait dire que l’Homme est un roseau, le plus faible de la nature mais que c’est un roseau croyant.

 

 

 

 

Conclusion :

          Alors que nous croyions que le Salut ne s’obtenait pas au moyen des passions, il ressort de notre étude qu’il faut admettre l’existence nécessaire de la passion de la foi, de la croyance profonde en Jésus-Christ qui, pour Pascal, semble une voie hypothétique vers la Grâce - voie qui semble cependant inaccessible, puisque surnaturelle. Pour le non-Chrétien, mais Homme de bonne volonté, on est destiné à se perdre, certes, mais en « honnête homme », ce qui n’est pas rien.

Au fond, c'est en se connaissant soi-même[35], en tant fondamentalement que sujet des passions, qu’on peut y participer. Comme le dit l’Abrégé de la Vie de Jésus : « à chacun de porter sa croix »[36]. Dans sa Monadologie, au §29, Leibniz affirme que c’est par sa connaissance des vérités de raisonnement, ou nécessaires, que l’Homme se distingue des animaux : l’Homme obtiendrait sa raison de la connaissance de Dieu. Or, ce que nous voulions démontrer dans notre travail, c’est que l’Homme est par raison ignorant de Dieu, tout au contraire, et qu’il ne saurait accéder à Dieu non par raison, mais seulement par le cœur. Ce serait donc plutôt par la reconnaissance de son incapacité à comprendre le monde, que l’Homme se distingue réellement des animaux, que par sa capacité à « arraisonner » la nature. Mais le discours de la raison même n’est pas inutile, puisque la « Machine »[37], comme l’appelle Pascal, peut aussi nous conduire à la Foi.

          Pascal avance la thèse que deux intérêts majeurs cohabitent dans le monde : l’intérêt matériel, et l’intérêt spirituel. Or, nous dit Pascal, nous faisons comme si nous ne voulions pas voir quel est notre intérêt majeur, et comme si nous n’étions que des animaux évolués[38] , et non pas de véritables Hommes.

 

          Par conséquent, le « moi », cette instance qui nous fait vivre, qui nous remplit d’une pensée et qui est comme la substance de notre être, n’est pour Pascal qu’illusoire et vain. Le « moi » n’est que le résultat d’une addition de « qualités empruntées ». Par conséquent, les seuls moments où l’Homme véritable apparaît sont ceux de la méditation, de la rêverie, de la lecture des figures des textes sacrés. Contempler l’infini du ciel, se perdre dans les constellations inimaginablement lointaines d’un ciel étoilé (qui sera une des expressions du sublime chez Kant), cela consiste à s’oublier soi-même et à commencer de se demander si l’auteur de ce monde n’a pas un être d’une valeur infiniment plus grande que le nôtre. En ce sens le mysticisme de Pascal se caractérise par une synthèse du rationalisme de son temps (utilisation des mathématiques, dans l’argument du « pari », considération de la « machine » comme artifice de conversion des pécheurs) et de la foi chrétienne la plus superstitieuse (miracle de la guérison de sa nièce d’une « fistule lacrymale » par attouchement de la Sainte-Epine, considération de la Bible comme figuration authentique de la Vie de Jésus et de l’Histoire de ce monde).

 

          Les Pensées constituent ainsi la synthèse extraordinaire de l’« esprit de finesse » et de l’« esprit de géométrie ». Ce qu’on serait tenté d’appeler aujourd’hui le fanatisme de Pascal, dans son temps, n’est que l’affirmation d’une pureté véhémente mais non pas excentrique, face à une croyance religieuse menacée par le courant libertin, par l’émergence d’une métaphysique nouvelle, et fondée sur le mécanisme cartésien. Pascal se refuse à voir ces « espaces infinis » comme une étendue absolument inerte, indéfiniment homogène, où la personne, l’âme, serait bannie ; d’une certaine manière, en faisant l’Apologie de la Religion Chrétienne, Pascal retrouve la physique aristotélicienne en peuplant chaque point de l’espace de la présence du Seigneur, laquelle consisterait par analogie, à une passion de chaque corps, en tant qu’action de Dieu, ou à une « création continuée » : la matière, chez Pascal, grâce à la foi, se trouve de quelque manière animée, distributivement, par la volonté aimante et terrible de Dieu.

 

La philosophie de Pascal aurait, finalement, pour constante la recherche de l’unicité dans l’autre ; d’où sa volonté de ne pas représenter, comme on ne veut pas de représentation de l’autre sexe, de pornographie, car l’objet du désir doit être aussi unique que le moi qui en est passionné. Ce qui est répréhensible dans l’amour des créatures, ce n’est pas tant le caractère charnel, puisque c’est tout de même un amour, mais c’est de croire que le « moi » peut s’arroger l’adoration d’autrui, alors qu’il n’est qu’agrégat de qualités diverse, toutes empruntées, attribuées soit par la nature, soit par le hasard et l’ « établissement », lesquelles qualités peuvent disparaître, avec les aléas de la Fortune, et surtout avec le vieillissement. C’est la raison pour laquelle l’accord véritable de deux êtres est un miracle, puisque l’altération de ces qualités ne change rien à l’affection, comme si c’était autre chose que le « moi » qui était en jeu : en aimant autrui, il semble qu’on aime toujours Dieu à travers lui, que la passion d’amour est soumission à la grâce divine, incarnée par l’autre. Il y aurait donc le même schème dans l’amour d’autrui (libido), dans l’amour des connaissances (libido sciendi) ou bien dans la passion des Grands, dans la recherche des honneurs et du pouvoir (libido dominandi), et enfin dans l’amour de Dieu et de son prochain (charité) : c’est l’acceptation que le « moi » s’efface devant l’autre, comme si l’autre se substituait à moi-même. Comme le dit Pascal : « incommodez-vous », c’est-à-dire, oubliez votre « moi ». Ce n’est pas un sado-masochisme, qui motiverait  l’oubli, voire l’humiliation de soi-même, mais une purification de ces voiles artificiels, de ces paravents[39], que constituent nos « qualités », lesquelles constituent elles-mêmes le « moi ». L’humiliation n’est pas véritablement de soi, mais seulement de ce « moi » qui est un ensemble de « qualités empruntées ». La passion semble être toujours une action de l’autre, et n’aurait plus la possibilité d’être action du sujet sur lui-même, à savoir en tant que gestion du « moi » sur ses passions (qui n’est qu’une technique de la concupiscence pour arriver à ses fins). L’autre, pour être actif, doit toujours être effectivement présent. Au fond, le sujet véritable, ce n’est plus moi, mais l’Autre, en dernière instance, Dieu.

          Il y a irreprésentabilité de Dieu, irreprésentabilité de l’être aimé : deux échelles, l’une surnaturelle, l’autre naturelle, d’une même passion.

Et cette passion universelle de l’être humain pour Dieu, la charité, ou l’amour de l’humain pour le divin, on peut la dire autrement : L’action principale de Dieu est d’aimer les Hommes, et lorsque les Hommes sont attentifs au « cœur », alors ils perçoivent la présence en eux de cet amour, comme le ferait une passion (selon le schème fameux du tout premier article du Traité des passions de Descartes, à savoir la réciprocité nécessaire entre une passion donnée et une action qui lui corresponde).

 

L’impossibilité de l’identification de l’absolu implique que le « moi » est l’indice même de l’incarnation ; que la foi, au contraire, est l’oubli de ce moi (cet oubli de soi-même pourrait d’ailleurs impliquer un danger de folie - comme chez Nietzsche où le désir d’absolu à tout crin aurait conduit à son « effondrement » ). La non-coïncidence du « moi » et du sujet a donc pour conséquence que le « sentiment océanique », dixit Freud, est l’indice, à la fois, de la présence de l’absolu, et de la possibilité que ce moi que j’éprouve sans cesse ne soit plus. C’est l’idée que le « cogito », substance pensante, n’est pas la condition de possibilité de toute existence, telle que nous puissions la concevoir ; et que, en niant ce moi, nous refuserions l’apparence, le caractère tangible de cette existence, son évidence sensible et même noétique, en tant que pensée (que « je pense donc je suis »). Il y aurait donc fondamentalement, chez Pascal et les Chrétiens, le pari que la mort est promesse d’une réalité supérieure à celle de la simple existence, que notre vie n’est que figurée par nos passions, mais conçue réellement grâce à notre passion pieuse, à notre foi en Dieu (que celui-ci soit Chrétien ou Musulman [lequels sont les seul Dieux qui admettent le concept de « péché »] ou de quelque autre religion, pensons-nous et contrairement à Pascal, importe d’ailleurs peu, pourvu qu’effectivement ce soit la vie éternelle qui constitue, à la fin des fins, le réel).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bibliographie

 

 

1)  Œuvres :

 

Œuvres complètes, édition Michel Le Guern, Paris, Gallimard, 2000, collection « Bibliothèque de la Pléiade », deux tomes.

 

Pensées, édition Léon Brunschvicg, Paris, Hachette, 1897 (réédité en Poche, Flammarion, collection « G-F »).

 

Provinciales, édition présentée, établie et annotée par Michel Le Guern, Paris, Gallimard, 1987, collection « Folio classique ».

 

 

2)  Ouvrages critiques :

 

ADORNO (Francesco Paolo), Pascal, Paris, Les Belles-Lettres, 2000.

 

ATTALI (Jacques), Blaise Pascal ou le génie français, Paris, Fayard, 2000.

 

BISCHOFF (Jean-Louis), Dialectique de la misère et de la grandeur chez Blaise Pascal, Paris, L’Harmattan, 2001, collection « Ouverture philosophique ».

 

BRUN (Jean), Philosophie et Christianisme , Québec, Éditions du Beffroi, 1988.

 

DELAMARRE (Bernadette Marie), Pascal et la cité des hommes, Paris, Ellipses, 2001, collection « Philo ».

 

GOLDMANN (Lucien), Le Dieu caché, Paris, NRF, Librairie Gallimard, collection « Bibliothèque des Idées », 1955.

 

GOUHIER (Henri), Cartésianisme et augustinisme au XVIIème siècle, Paris, Vrin, 1978.

 

GOUHIER (Henri), Blaise Pascal, conversion et apologétique, Paris, Vrin, 1986.

 

LAZZERI (Christian), Force et justice dans la politique de Pascal, Paris, PUF, 1993, collection « Philosophie d’aujourd’hui ».

 

MAGNARD (Pierre), Pascal, La clé du chiffre, Paris, Les Belles-Lettres, 1975.

 

MARIN (Louis), Pascal et Port-Royal, Paris, P.U.F., 1997, collection « Bibliothèque du Collège international de Philosophie ».

 

MARROU (Henri), Saint-Augustin et l’augustinisme, Paris, Seuil, 1955, collection « Maîtres spirituels ».

 

PETIT (Henri), Descartes et Pascal, Paris, Rieder, 1930.

 

LE GALL (André), Pascal, Paris, Flammarion, 2000, collection « Grandes Biographies ».

 

PAPASOGLI (Benedetta), Le “fond du cœur”, Figures de l’espace intérieur au XVIIeme siècle, Paris, Honoré Champion, 2000.

 

SELLIER (Philippe), Pascal et saint-Augustin, Paris, Armand Colin, 1970.

 

THIROUIN (Laurent), Le Hasard et les Règles, Le modèle du jeu dans la pensée de Pascal, Paris, Vrin, 1991.



[1] « Passions » : mot à définir.

D’une part, c’est synonyme, chez Pascal, des passions animales, des mouvements animaux (se nourrir, se reproduire, etc.) sous ce terme générique de « les passions ».

D’autre part, à l’autre bout, c’est la « Passion » du Christ, ce moment où Jésus, sur la croix, dit « Seigneur, pourquoi m’avez-vous abandonné ? » ; ainsi c’est la passion du doute, et une souffrance (« patior » en latin, est un terme qui veut dire « souffrir »), celle de se croit abandonné de l’être aimé, un désespoir plus en core qu’un doute. Ce que nous voudrions montrer, c’est que « passion », chez Pascal, peut aussi signifier l’amour de dieu, et constituer comme un moyen terme entre les passions, d’un côté, et la passion de l’autre, entre deux infinis au fond, petit et grand.

 

[2] « Péché » : seconde définition primordiale. Ce terme désigne la faute que, selon les Chrétiens, Adam & Eve ont commise pour choir du paradis terrestre, voire que tous les Hommes (les Hommes : les hommes et les femmes) ont commise à travers eux et commettent toujours ; on voit donc que le péché est intimement lié, c’est le cas de le dire, avec l’idée de sexualité ; cette faute est honteuse, parce que nous rendant similaire aux bêtes, tandis que nous voudrions nous assimiler à une réalité supra-terrestre (ou infra-terrestre, si l’on croit à l’origine paradisiaque de l’Homme) ou « divine ». Par conséquent, l’abstinence constituerait une qualité primordiale du bon croyant.

 

[3] Psaume 22 ; Matthieu, 27, 46 ; Marc, 15, 34.

 

[4]  D’où ce papier, que Pascal cousait, décousait et recousait sans cesse dans ses vêtements : « L’an de grâce 1654, Lundi 23 novembre (…) Depuis environ dix heures et demie du soir jusques environ minuit et demi. – feu – Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants. Certitude, certitude, sentiment, joie, paix. (…) Joie, joie, joie, joie, pleurs de joie. » cité par André Le Gall, Pascal, Paris, Flammarion, 2000, collection Grandes Biographies, p. 534.

 

[5]  Après la “conversion” de toute la famille Pascal, en 1646, la lecture de la Bible et des Pères sera une occupation collective (D’après Philippe Sellier, Pascal et saint-Augustin, Introduction, p.13, qui lui-même cite la Vie de Jacqueline Pascal, par sa sœur Gilberte).

 

 

[6]  L’édition des Pensées  utilisée est celle de Michel Le Guern (en abrégé LG), in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 2000, Bibliothèque de la Pléiade.

LG 467 : « Géométrie. Finesse.

La vraie éloquence se moque de l’éloquence, la vraie morale se moque de la morale ; c’est-à-dire que la morale du jugement se moque de la morale de l’esprit qui est sans règles.

Car le jugement est celui à qui appartient le sentiment, comme les sciences appartiennent à l’esprit. La finesse est la part du jugement, la géométrie est celle de l’esprit.

Se moquer de la philosophie, c’est vraiment philosopher.

La nourriture du corps est peu à peu.

Plénitude de nourriture et peu de substance ». (Œuvres complètes tome II, p. 744) Pascal semble vouloir réhabiliter le sentiment, parce que l’apparence de raisonnement est pire qu’un désordre visible mais exprimant un sentiment sincère et profond. L’esprit de finesse touche à des vérités que l’esprit de géométrie ne saurait atteindre, et donc que les esprits géomètres ne peuvent pas démontrer : c’est l’ « intelligence du cœur » que Pascal veut présenter aux incroyants et aux libertins.

D’une manière générale, il y aurait des philosophes du sentiment, d’un côté, et des philosophes « des sciences » de l’autre ; Pascal serait donc plutôt un philosophe du cœur ou du sentiment, ou encore, du jugement.

La comparaison avec le régime alimentaire tient peut-être à la primauté, pour Pascal, de la primauté de la qualité sur la quantité dans le jugement (« finesse »).

 

[7]  Notons que la propre sœur de Pascal, Jacqueline, fut atteinte très jeune de la petite vérole, ou variole – à ne pas confondre avec la « vérole » ou syphilis, qui est vénérienne - (Le Gall, p.63), à une époque où les enfants allaient plus librement, à la manière des adultes, et pouvaient jouer un rôle de représentation sociale : « Elle avait alors treize ans, et elle avait alors l’esprit assez avancé pour pouvoir aimer sa beauté et être fâchée de l’avoir perdue » , d’après Gilberte Périer, sœur cadette de Pascal, citée par André Le Gall, dans sa biographie, p.131. Jacqueline a écrit des stances « pour remercier Dieu au sortir de la petite vérole », et ne se trouva pas peinée, dit sa sœur, de perdre cette « qualité empruntée » qu’est la beauté et refusera tous les prétendants qu’on lui présentera par la suite, preuve que sa féminité et son charme n’avaient pas été consumés par la maladie.

 

[8] On peut citer L’Ecclésiaste, comme origine du concept de vanité : « Vanité des vanités, dit Qohélet ; vanité des vanités, tout est vanité ». La sagesse elle-même, selon ce Livre, est une vanité. Le savoir est bien assimilé à une passion, par exemple dans cette proposition qui fait le parallèle entre savoir et souffrance : « Beaucoup de sagesse, beaucoup de chagrin ; plus de savoir, plus de douleur », L’Ecclésiaste, 1, 18.

 

[9] LG 554, p.778 du t.II [BR 377] : « Les discours d’humilité sont matière d’orgueil aux gens glorieux, et d’humilité aux humbles. Ainsi ceux du pyrrhonisme sont matière d’affirmation aux affirmatifs ; peu parlent de l’humilité humblement ; peu, de la chasteté chastement ; peu, du pyrrhonisme en doutant. Nous ne sommes que mensonge, duplicité, contrariété, et nous cachons et nous déguisons à nous-mêmes ».

Si l’édition des Pensées  utilisée est celle de Michel Le Guern (en abrégé LG) - in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 2000, Bibliothèque de la Pléiade - figure, entre crochets [BR], la numérotation de la Pensée correspondante dans l’édition de Léon Brunschvicg, Paris, Hachette, 1897.

 

[10] André Le Gall, dans sa biographie, en Introduction, dit notamment ceci : « Toutes ces « personnes raisonnables et chrétiennes » [cit. de l’Avertissement du Traité du triangle arithmétique, édition Desprez, 1665], au premier rang desquelles avait été Jacqueline Pascal, morte d’angoisse le 4 octobre 1661, sont sous l’influence de Port-Royal où l’on professe qu’il est des talents dont il ne sera pas demandé compte au jour du jugement et qui exposent ceux qui les ont reçus aux tentations de l’orgueil et de la vanité » (Pascal, Paris, Flammarion, 2000, collection « Grandes Biographies », p.13).

 

[11]  Pascal a notamment écrit un Abrégé de la Vie de Jésus , Œuvres complètes, édition Michel Le Guern, Paris, Gallimard, 2000, collection Bibliothèque de la Pléiade, tome II, pp. 49-81.

 

[12] « charité » est le troisième terme primordial à définir ; il s’agit de l’amour de Dieu, et en même temps de l’amour du prochain. C’est une vertu surnaturelle, et qui décide d’un « ordre », c’est-à-dire d’une sphère ontologique spécifique, laquelle est elle-même surnaturelle. Les trois ordres sont : la chair, l’esprit, et, celui de la charité, le « cœur ».

 

[13]  LG 351 [BR 473] : « Qu’on s’imagine un corps plein de membres pensants ».

LG 349 [BR 474] : « Membres. Commencer par là.

Pour régler l’amour qu’on se doit à soi-même, il faut s’imaginer un corps plein de membres pensants, car nous sommes membres du tout, et voir comment chaque membre devrait s’aimer, etc. ».

 

[14]  Rappelons que l’édition des Pensées  utilisée principalement est celle de Michel Le Guern (en abrégé LG) - in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 2000, Bibliothèque de la Pléiade –alors que figure, entre crochets [BR], la numérotation de la Pensée correspondante dans l’édition de Léon Brunschvicg, Paris, Hachette, 1897.

 

[15]  D’après l’encyclopédie Encarta de Microsoft : "Pascal, Blaise," Encyclopédie Microsoft® Encarta® 2002 en ligne : http://fr.encarta.msn.com/ © 1997-2002 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.

(lien direct :  http://fr.encarta.msn.com/encyclopedia_761570097/Pascal_Blaise.html )

 

[16] « moi » : c’est le quatrième et dernier terme primordial à définir. C’est le sujet, selon Pascal, mais tel que l’imagination le forge. Ce n’est donc pas le sujet véritable (lequel est une unité numérique, et non pas spécifique), mais l’illusion d’une unité spécifique, d’une individualité. Fondamentalement, le moi pascalien est une concrétion de passions accumulées, qui constituent un tableau, par quoi nous nous représentons nous-mêmes, et qui figure auprès d’autrui ce que nous voudrions que nous soyions pour le monde. Cette figuration, digne de la comédie (et de la tragédie) est constitutive des rapports sociaux, et montre pour pascal la frivolité des occupations ordinaires, mais aussi leur caractère naturel et presque médical. Les passions (dont le « moi » n’est que le symptôme) ont une action pernicieuse sur le sujet, parce qu’elles lui font croire qu’il est autre chose qu’il n’est, le promènent dans un monde imaginaire qui est certes tout adapté aux obligations de la vie mondaine, mais qui n’en sont pas moins fausses.

 

[17] Les crochets sont de Pascal.

 

[18]  Voir cette pensée sur les philosophes dans la partie « Grandeur » des Pensées : LG 106 « Immatérialité de l’âme. Les philosophes qui ont dompté leurs passions, quelle matière l’a pu faire ? »

 

[19] LG 41 (p.552)

 

[20] LG 707 (p.846) : « Mais que dira-t-on qui soit bon ? La chasteté ? Je dis que non, car le monde finirait. Le mariage ? Non, la continence vaut mieux ». La contradiction entre nécessité de conserver l’espèce et de ne pas se marier semble ici flagrante. Dans d’autres fragments elle est résolue.

[21] LG 606 (p.790) : « (…) ce n’est pas la bénédiction nuptiale qui empêche le péché dans la génération, mais le désir d’engendrer des enfants à Dieu, qui n’est point véritable que dans le mariage. Et comme un contrit sans sacrement est plus disposé à l’absolution qu’un impénitent avec le sacrement, ainsi les filles de Loth, par exemple, qui n’avaient que le désir des enfants, étaient plus pures sans mariage que les mariés sans désir d’enfant ». Nous voyons donc que la génération prime sur le mariage, même au prix de l’inceste, à partir du moment où il est rendu nécessaire par l’urgence (ici, pour sauver l’espèce humaine).

[22]  Les Fleurs du Mal, Tableaux parisiens, poème 93 : « O toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais! » (Dernier vers) Baudelaire exprime sa passion pour une inconnue rencontrée dans la rue, et fait signe de notre concupiscence de chaque instant, pour quoi la vue des personnes du sexe opposé est un aliment perpétuel, et dont elle se montre insatiable. La justice ne réprime pas cela, comme tel, et commande seulement de ne pas entrer en contact avec autrui, de ne pas lui faire violence. Pour Pascal, cet empêchement n’est qu’un encouragement à la perpétuation de la concupiscence, non pas son éradication.

 

[23] Le Hasard et les Règles, Paris, Vrin, 1991, p. 84.

 

[24]  LG 202 [493] : “La vraie religion enseigne nos devoirs, nos impuissances, orgueil et concupiscence, et les remèdes, humilité, mortification.” Pensons à cette ceinture cloutée que Pascal portait en permanence vers la fin de sa vie, et sur quoi il se donnait des coups de coude chaque fois qu’il se sentait content de soi-même, sujet à l’orgueil etc.

[25] Provinciales, édition présentée, établie et annotée par Michel Le Guern, Paris, Gallimard, 1987, collection « Folio classique », p.85.

 

[26] Provinciales, édition Le Guern, Paris, Gallimard, 1987, coll. Folio, p.169.

[27] LG 605 (p.790)

[28] LG 707 (p.848)

[29] LG 753 (p.890)

 

[30] Le Hasard et les Règles, op. cit. p. 87.

 

[31]  LG 353 : « Il faut n’aimer que Dieu et ne haïr que soi ».

 

[32] LG 91 (p.570) : « À cause qu’un boîteux reconnaît que nous allons droit et qu’un esprit boîteux dit que c’est nous qui boitons ».

 

[33] D’après André LE GALL, Pascal, Paris, Flammarion, 2000, pp.470-475.

[34]   LG 351 : « Qu’on s’imagine un corps plein de membres pensants ».

 

[35] LG 68 : « Il faut se connaître soi-même. Quand cela ne servirait pas à connaître le vrai, cela au moins sert à régler sa vie, et il n’y a rien de plus juste ».

 

[36]   LG, t.II, p.59 : « 93. Et ayant appelé à soi les troupes, [Jésus] déclare à tous qu’il faut que chacun porte sa croix ».

 

[37]  LG 3 : « Ordre

Une lettre d’exhortation à un ami pour le porter à chercher, et il répondra : mais à quoi me servira de chercher, rien ne paraît. Et lui répondre : ‘’Ne désespérez pas .‘’ Et il répondrait qu’il serait heureux de trouver quelque lumière, mais que selon cette religion, même quand il croirait ainsi, cela ne lui servirait de rien, et qu’ainsi il aime autant ne point chercher. Et à cela lui répondre : la Machine ». Il y a des pratiques machinales, chez le Chrétien « pratiquant », des techniques toutes faites pour apaiser l’âme et la tendre doucement vers la foi, vers l’état de réceptivité à l’être divin. Ce sont les prières, les agenouillements, la manipulation d’un chapelet, etc.

 

[38] La pensée commune de l’Homme sur lui-même, quoique certainement sans le savoir, fonctionnerait un peu comme ce que dit Taylor - le père du taylorisme, et le compère du fordisme, c’est-à-dire en gros, du travail à la chaîne - de l’ouvrier idéal, qu’il faudrait qu’il soit un « gorille intelligent ».

 

[39] LG 758 : « [l’amour-propre ou le moi humain] met tout son soin à couvrir ses défauts et aux autres et à soi-même, et  [...] ne peut souffrir qu’on les lui fasse voir ni qu’on les voie ». Pascal emploie ici le mot « qualités » non au sens aristotélicien d’attributs d’une substance, d’un suppôt (hypokhéimenon), mais au sens moderne d’avantages, par opposition aux défauts.