Lopposition de Nasica à la destruction de Carthage

 

 

 

La présente étude se propose dapprofondir lun des débats politiques les plus significatifs de lhistoire romaine et cela, en premier lieu, dans le but détablir quelles furent les pensées qui sont venues à lesprit des hommes politiques au pouvoir à lépoque.

I.

Les différentes sources saccordent sur un point, à savoir le fait que lintervention de Nasica en faveur de Carthage fut provoqué par la demande que Caton formula de la détruire (Tite-Live per. 48. App. Lib. 69. Plut. Cato mai. 27, 2. Diod. 34, 33, 3. Flor. 1, 31, 5). Cette demande constament répétée de Caton (Plin. n. h. 15, 74. v. ill. 47, 8) trouve sa source lors de son voyage dambassade en Afrique et à Carthage (Plut. Cat. 26, 2. App. Lib. 69). Pour la datation de ce dernier, Appien, Lib. 68, donne comme point de repère le fait que les Carthaginois profitèrent de lengagement de Massinissa dans la guerre romano-celtibérique pour envahir le territoire convoité. Après rapprochement, il ne peut sagir, pour cette guerre, que de celle qui fut menée de 153 à 150. Les actions hostiles du chef de guerre carthaginois ne pouvaient avoir eu lieu au plus tôt quen 153, mais plus probablement est-ce 152, surtout si nous voulons tenir compte du fait quAppien 67, rapporte que la paix entre Carthage et Massinissa aurait durée " environ 50 ans ".

Appien mentionne là-dessus lenvoi dune délégation qui ordonne la paix, de fait à lavantage de Massinissa. Puis intervint un nouvel acte de pillage commis par Massinissa. Carthage lance un appel à Rome. Caton fait partie de la délégation romaine qui se présente alors (c. 69).

Il ressort des pourparlers que Massinissa déclare accepter sans conditions larbitrage romain, ainsi que lexigeaient les émissaires des deux parties: o ™j tn mflogon gÁn fikÒmenoi xoun sfsin mfotrouj per pntwn ™pitrpein. Ce point est également mentionné par Tite-Live per. 48 (Massinissa agro de quo lis erat cedente) et par Zonaras 9, 26, 2 (sÚmbasn tina prÒj tÕn Masinssan aÙtoj praxan ka tinoj postÁnai cèraj aÙtÒn peisan). Car la reconnaissance de la puissance dintervention romaine résidait dans le fait que Massinissa libérât le territoire disputé. Le déroulement des évènements est cependant différent chez Tite-Live-Zonaras. Alors que, selon Appien, les Carthaginois demandent lintervention des Romains, Caton, selon Tite-Live, soumet au Sénat la proposition de déclarer la guerre à Carthage, cela parce que les Carthaginois auraient réunis une grande armée prétendument contre Massinissa, et en réalité dirigée contre Rome. Mais le Sénat approuve Nasica et envoie une délégation. Celle-ci blâme le gouvernement carthaginois pour avoir rompu le traité, mais veut instituer une paix suivant les conditions évoquées (Massinissa... cedente). Mais la vie des émissaires ayant été mise en danger, ceux-ci doivent senfuir avant lachèvement de leur mission. Cette description des faits est en soi remplie de contradictions. Malgré les graves manquements de Carthage, Massinissa est refoulé, et cependant les émissaires ont été ensuite menacés. Mais une telle atteinte au droit des peuples na pas de conséquences. Bien plus, nous pouvons lire plus loin que Gulussa, le fils de Massinissa, vient à Rome pour rendre compte des préparatifs militaires carthaginois. Caton réclame une déclaration de guerre, Nasica lenvoi de 10 émissaires. Kahrstedt considère avec raison quil sagit là dune copie (Gesch. d. Karth. 622), et la première version doit être en effet tenue pour la mauvaise en raison de ses invraisemblances. Je ne voudrais considérer comme historique que le passage concernant labandon par Massinissa de lobjet du litige.

Comme chez Tite-Live, les préparatifs militaires en violation du traité constituent, pour Zonaras, la raison pour laquelle le Sénat envoie des émissaires. Scipion Nasica est nommément désigné parmi eux. Les Carthaginois se justifient par les actes dhostilité de Massinissa et, là-dessus, les émissaires établissent la convention évoquée précédemment. Daprès Zonaras, il semble sagir pour Massinissa dun abandon définitif. Mais lénoncé de lépisode laisse penser quen loccurence nous avons affaire à un malentendu. En tout cas, pour Zonaras également, la tentative de médiation est restée sans succès, ce à quoi il ne nous donne aucune explication, alors que Tite-Live avance ici le fait que les émissaires furent obligés de senfuir. Selon Appien, les Carthaginois restent méfiants parce que, jusque là, les décisions darbitrage prises par les Romains étaient toujours en leur défaveur. Les émissaires renoncent à rendre un verdict mais sinforment sur la situation de la campagne et de la ville. A Rome, Caton commence alors une campagne dagitation en faveur de la destruction de Carthage. Voilà pour le compte-rendu lui-même.

Comme je le crois, nous pouvons identifier, sur la base du passage relatif à Massinissa, les trois délégations qui sont intervenues et ainsi accorder Appien et Zonaras sur le fait que Caton et Nasica y participèrent. En outre, il y a lieu de considérer aussi la deuxième version de Tite-Live. Suivant cette dernière, lorsque le Sénat débattit de la dénonciation lancée par Gulussa, Caton et Nasica soutinrent des opinions contraires. Nasica conseilla nihil temere faciundum. Le Sénat désigna 10 émissaires. Il est naturel que lon ait désigné les principaux représentants des points de vue opposés. Tite-Live rend compte de cet évènement immédiatement avant sa narration de la guerre celtibérique de lannée 151. De là suit le retour des émissaires accompagnés des représentants de Carthage et de Gulussa. La communication de Caton raisonne ainsi: ut in Africam confestim transportaretur exercitus. Contre cela, Nasica explique, nondum sibi justam causam belli videri. Le Sénat décide de ne pas envisager la guerre dans la mesure où Carthage démilitarise; dans le cas contraire, les consuls de lannée suivante auraient à débattre de la déclaration de la guerre. Pour cela, on devra songer aux consuls de lannée 150.

Cette chronologie saccorde aussi avec le compte-rendu dAppien. Il poursuit sa narration, c. 70, où il rapporte le déclenchement de la guerre entre Carthage et Massinissa. A la suite de la victoire de Massinissa, le Sénat se décide pour la guerre (Tite-Live per. 48; Zon. 9, 26, 2; Gsell III 311, 2). Cela se situe en lannée 150 (Tite-Live per. 49 Tertii Punici belli initium altero et sescentesimo ab urbe condita anno, intra quintum annum, quam erat coeptum, consummati). Appien parle, c. 72, (Gsell III 325, 1) dune nouvelle délégation romaine pendant la guerre numido-carthaginoise. Peut-être est-ce cette même délégation qui est mentionnée dans le s. c. sur la déclaration de la guerre (per. 49) parmi les raisons de cette guerre: quod socio populi R. et amico Massinissae arma intulissent, quod filium eius Gulussam, qui cum legatis Romanis erat, in oppidum non recepissent.

Daprès Appien, c. 74, cette décision resta secrète (ce qui est également évoqué dans lanecdote Val. Max. 2, 2, 1). Pourtant, la mobilisation générale fut décrétée en Italie. Ce nest quaprès la deditio dUtique que la déclaration de guerre aurait été rendue publique (75). Polybe le confirme en 36, 3, 4. Là-dessus, les émissaires carthaginois à Rome annoncèrent aussi cette deditio. Daprès Tite-Live per. 49, Caton dut encore une fois se battre pour lapplication de la décision de guerre (Catonis sententia evicit, ut in decreto perstaretur). Zonaras pense la même chose lorsquil dit, 9, 26, 4, que Nasica était intervenu pour conclure la paix, ce qui, là aussi, sera reconnu comme historique. Les autres pourparlers secrets (Pol. 36, 4, 4) nallaient certainement pas dans ce sens. Polybe nous apprend, en 36, 11, 4, que la libération des otages carthaginois fut ouvertement considérée comme la fin de la guerre, ce que les Carthaginois crurent aussi (Diod. 32, 6, 2).

Le fait quen cette année 149 Nasica arrive en Grèce en qualité démissaire (Zon. 9, 28, 4; Tite-Live epit. Oxyrh. 107) ne peut pas être interprété autrement que comme la volonté délibérée déloigner de Rome un homme gênant. Zonaras 9, 30, 7, mentionne encore une fois que Nasica, en lan 146, après la prise de Carthage, intervint pour que la ville et ses habitants fûssent épargnés (donc contre leur mise en esclavage, Oros. 4, 23, 7). Par là, il est faux de présenter Caton (Cic. Brut. 61; Plut. Cato 27, 5; Vell. Pat. 1, 12, 7), mort en 149, comme étant encore ladversaire à combattre. Mais il nest pas douteux quon ait décidé de raser la ville conquise et de jeter sur elle une malédiction selon laquelle ses lieux devaient rester à jamais inhabités et servir de pâturages aux moutons.

Ainsi, en 146, Nasica ne peut pas avoir manqué au moins une occasion de faire valoir encore une fois son point de vue. Plutarque démontre dans le de cap. ex inim. util. 3, quil sen tint à son opinion. Daprès cette source, Nasica fit remarquer, à la suite de la destruction de Carthage et de la soumission des Achéens, que les Romains se trouvaient à partir de cet instant dans une situation dangereuse, puisquils navaient laissés personne qui puisse leur faire peur ou leur faire honte.

Lenquête fait alors apparaître que le combat mené au Sénat romain pour la destruction ou le maintient de Carthage ne fut engagé, au plus tôt, quen 152, que Caton et Nasica firent partie dune délégation en 151, quà la requête de Nasica, on a renoncé à une déclaration de guerre, mais que, en 150, la guerre avait été décidée à la suite de la victoire de Massinissa. A loccasion de la deditio de Carthage, Nasica semploya encore une fois, mais en vain, à restaurer la paix. Ensuite, nous le retrouvons en Grèce. Après 146 encore, il maintint sa condamnation de la politique romaine telle quelle avait été menée jusque là.

II.

Attachons-nous maintenant au contenu des propos de Nasica. Ici, les choix que Tite-Live per. 48, attribue à Nasica avant et après son ambassade sont donnés tels quels: 1. nihil temere faciundum; 2. nondum sibi justam causam belli videri.

Cela rejoint, en substance, les dires de Polybe 36, 2, qui rapporte que les Romains auraient attaché une valeur extrême à trouver une justification valable de la guerre qui puisse être présentée au monde extra-italique. Appien Lib. 74, nous indique lépoque à laquelle se posait cette question; il considère que la guerre avec Massinissa constitue la prÒfasij la plus souhaitable, puis il rend compte des efforts déployés par les Carthaginois pour priver les Romains de cette prÒfasij en punissant les chefs responsables. Polybe nous dit, en 2, 1, quà cette époque, lentrée en guerre avait été décidée depuis longtemps. Sur ce même sujet, nous trouvons chez Appien, 69, que le Sénat sest décidé à la guerre en 151, après le retour de Caton, mais quil a tenu cette décision secrète pour chercher encore une prÒfasij.

Tite-Live, per 48, contredit cette apparence selon laquelle il aurait existé en 151 une décision formelle du Sénat présentant un tel contenu, et il signale en plus: placuit, ut bello abstinerent, si Carthaginienses classem exussissent et exercitum dimisissent; si minus, proximi consules de bello Punico referrent. Les décisions du Sénat constituent lune des parties les plus précieuses de lAnnalistique, ainsi que le laisse demblée présumer la position sociale des annalistes du 2ème siècle et comme le prouve la comparaison de la circulaire des consuls de 186 (Dessau 18) adressée aux foederati italiens, circulaire qui nous est conservée, avec ce que dit Tite-Live 39, 18, 8. Kahrstedt (624) est surpris que lon évoque une flotte carthaginoise, " alors que la bonne vieille tradition na pas connaissance dune flotte punique en 149: lorsque larmement de la ville est livré à lennemi, aucun navire de guerre ne sy trouve ". Effectivement, en 149 il nest question que darmes blanches et darmes de tir (Pol. 36, 6, 5; 7). Dans le discours qui, selon Appien, 79, précède lexigence romaine de désarmement, les délégués carthaginois affirment navoir construit aucun nouveau bateau. Conformément au traité de 201 il leur était resté 10 trirèmes; 6 bateaux carthaginois prirent part en 191 à la bataille navale contre Antiochos (Tite-Live 36, 42, 2. De Sanctis St. d. R. III 2, 621). Daprès Strabon 17, 833, ils possédaient lors du déclenchement de la 3ème guerre punique, " conformément au traité ", 12 navires. Nous ne possédons pas dautres informations. Nos sources sont trop sommaires pour quune critique comme celle que Kahrstedt souhaitait faire puisse simposer. En admettant que les Carthaginois aient construit de nouveaux bateaux, ils les auraient fait disparaître à lépoque où ils sefforçaient déviter toute occasion de plainte de la part des Romains, en 149, avant le débarquement de larmée romaine (Pol. 36, 3, 7). Dautre part, il est aussi possible que laccusation exprimée dans le s. c. de 151 ne correspondît pas à la réalité.

Ainsi, nous pouvons admettre que la décision du Sénat nous a été transmise par une source digne de foi. Cette décision nous apparaît comme un compromis. Le parti favorable à la guerre pouvait lui aussi très bien lapprouver car la justa causa belli manquait encore et ce parti, comme le pensait Polybe, était certainement majoritaire. Son discours (plai d toÚtou kekurwmnou bebawj ™n taj kstwn gnèmaij kairÕn ™z"toun ™pit"deion ka prÒfasin eÙsc"mona prÕj toÝj ™ktÒj) fait apparaître que toutes les sententiae (gnîmai Diod. 34, 33, 3) se prononçaient en faveur de la guerre à la condition quune raison convaincante fût avancée. La fin du texte de Polybe est au plus haut point remarquable en ceci que les Romains auraient presque renoncé à la guerre en raison de leurs dissensions à propos de limpression quune telle décision produirait à létranger (par Ñlgon psthsan toà polmou). Ce qui est confirmé de la plus heureuse manière par le s. c. ut bello abstinerent.

Nasica espérait certainement obtenir davantage de ce report de décision. Il semble cependant quà ce stade de la discussion, il ne faisait valoir que labsence dun prétexte évident pour faire la guerre. Après le déclenchement de la guerre ouverte entre Carthage et Massinissa (Diod. 32, 1) il ne pouvait plus soutenir ce point de vue. En lan 150 - Appien, 73, évoque lété africain - la querelle sur la déclaration de guerre reprend: Tite-Live per. 49 diversis certatum sententiis est, Catone suadente bellum et ut tolleretur delereturque Carthago, Nasica dissuadente. Caton continua à réclamer la destruction et il réitérait sa demande à chaque fois que le président de la session lappelait au vote (Plut. Cato 27, 2; Diod. 34, 33, 3; Flor. 1, 31, 4; App. Lib. 69; Plin. n. h. 15, 74). Cette agitation devait naturellement être connue à Carthage. Lorsque, dans sa réponse habituellement favorable à la déclaration de soumission des Carthaginois, le Sénat ne parlait pas de lavenir de la ville elle-même, on éprouvait immédiatement à Carthage les plus noires inquiétudes (Pol. 36, 4, 9; 5, 3). La seule chose dont les Carthaginois nétaient pas sûrs lors de leur entrevue avec les consuls à Utique en 149, était de savoir si la majorité du Sénat sétait ralliée à cette solution extrême. Le s. c. adressé à ce sujet aux consuls était resté secret (App. 75. 76; Pol. 38, 7, 8).

Nasica se battait tout aussi déterminément contre la destruction que Caton se battait pour. Comme nous lavons vu (p.3), il utilisa les accords de deditio et de statut des otages pour proposer un nouveau foedus. Mais déjà, dans les mois précédents, il sétait systématiquement opposé au plan de destruction de Caton. Quelles étaient ses raisons? Caton sétait forgé de son voyage dambassade en 151 le sentiment que Carthage sétait complètement reconstituée depuis 201, que la guerre contre Massinissa était un exercice de préparation à une guerre contre les Romains, et que Carthage ne pensait à rien dautre. Contre un tel ennemi, qui était seulement séparé de Rome par trois jours de mer et qui représentait ainsi une menace constante, il ny avait quun seul moyen: lanihilation totale (Plut. Cato 26, 3-27, 2; Cic. Cato 18; App. Lib. 69). Le mot dordre était de faire disparaître la peur de Carthage (metus Punicus Sall. hist. 1, 12; formido lug. 41, 3; metus Carthaginis Vell. Pat. 2, 1, 1; fÒboj Pol. 36, 9, 4; App. Lib. 62. 69. 134). Les violations incessantes des traités prouvaient les mauvaises intentions de Carthage. La prÒfasij de la décision de guerre de 150 sappuyait elle-aussi sur une violation de traité (Tite-Live per. 49; Flor. 1, 31, 3 quod contra foedus naves haberent etc.). Remarquons que la déclaration de guerre de 218 avait aussi été justifiée par les mêmes raisons. Dans toutes les publications historiographiques cest Fabius Pictor (chez Polybe 3, 6, 2; 21, 6, voir aussi 15, 17, 3) qui représenta dabord le point de vue romain, mais Caton le reprit ensuite de la manière la plus incisive dans ses Origines, où (frg. 84) il reproche aux Carthaginois cinq violations de traité commis avant même le déclenchement de la guerre avec Hannibal. Il est probable que Caton avait déjà écrit cela avant 152. A lépoque, il réclamait la déclaration de guerre immédiate, car il était convaincu de la dangereuse perfidie de Carthage. On peut, là aussi, supposer de manière évidente que Caton utilisait dans ses campagnes dagitation en faveur de la guerre, les tables de bronze (Pol. 3, 26, 1) contenant les plus anciens traités romano-carthaginois qui avaient alors été retrouvés dans les locaux administratifs des Ediles. Dans le discours de 149 quAppien attribue au consul L. Marcius Censorinus et qui reproduit indubitablement la justification officielle de Rome (Lib. 86-89), il est question de la nécessité de vider Carthage de ses habitants et de la détruire; il serait impossible aux Carthaginois, est-il dit, de rester pacifiques aussi longtemps que la ville leur rappellerait leur ancienne splendeur, ce qui est prouvé de la plus claire façon par le fait quils violent constamment les traités à chaque fois quon leur pardonne et quon leur concède des accords de paix (88).

La particularité de lopposition de Nasica résidait dans le fait quil ne cherchait pas à minimiser le danger menaçant que représentait Carthage, en déclarant précisément que ce danger était avantageux pour Rome.

Les rapports les plus détaillés se trouvent chez Diodore 34, 33, 4 à 6 et chez Plutarque Cato 27, 3 ff. Jacoby a classé lextrait de Diodore parmi les fragments de Posidonios (F Gr. Hist. 87, 112. Kommentar p. 210). Busolt (Neue Jahrb. f. Philol. u. Päd. 141, 332) considère, avec vraisemblance, que Rutilius Rufus est la source de Posidonios (Jacoby Komm. zu 87 p. 161. 210; Münzer, R.E. I A 1280). Il y est dit ( 4), que les sénateurs les plus sensés auraient accordés leur préférence à lopinion de Nasica plutôt quà celle de Caton, et, pour les justifier, il est fait remarquer au 6 que les évènements qui se sont produits par la suite auraient prouvé la justesse des prévisions de Nasica. Ces prophéties ( 4 et 5) ne sont toutefois pas directement attribuées à Nasica, mais présentées comme un jugement de la diafrontej tÍ fron"sei. La puissance de Rome, y est-il dit, ne se reconnaît pas à la faiblesse des autres, mais par ceci que Rome se montre plus grande que les Grands. Dans le cas du maintien de Carthage, la peur que cet Etat inspirerait aux Romains les obligerait à sunir et à exercer un gouvernement juste et digne déloges sur leurs sujets, ce qui est le meilleur moyen dassurer la pérennité et lextension dune hégémonie. En cas de destruction de la rivale, on pouvait sattendre avec certitude à une guerre civile et, du fait de la cupidité et de larbitraire des dominants, à ce que leurs alliés finissent par haïr leur hégémonie. Cest ce qui se produisit après la destruction de Carthage: révolution, guerre contre les alliés et guerre civile.

Ce témoignage relativement détaillé ne se trouve, à vrai dire, que dans un hommage accessoirement rendu à notre P. Cornelius Scipio Nasica Corculum. On ne le trouve mentionné là quà loccasion de la mort de son petit-fils Nasica Serapio (Münzer, R.E. IV 355, p. 1504), qui survint en lan 111, pendant son consulat. Comme Cicéron off. 1, 109 et Brut. 128 avec Plin. n. h. 21, 10, le montrent conjointement, cétait un homme apprécié, de part son humour spirituel, autant dans la haute société que dans le peuple. Cest visiblement parce quil est mort en activité - et non, comme le pense Pline, parce quil était pauvre - que son enterrement fut pris en charge par lEtat. Il fut évidemment rappellé comme il se devait, dans le laudatio prononcé à cette occasion, le nom de ses trois célèbres ancêtres: son arrière grand-père, consul en 191 (Münzer, R.E. IV n 350), son grand-père Corculum, son père Serapio (R.E. n 354), consul en 138. De part toutes ces circonstances, cet évènement tient une large place dans les exposés des historiens de lépoque et de tels compte-rendus sont à la base du fragment de Diodore. Les paroles chaleureuses du 8, selon lesquelles le consul de 111 traduisait avec sérieux sa philosophie en politique et dans sa vie, font ressortir une relation personnelle intime entre lancien homme de confiance et le décédé honoré ici. Ainsi, il est très vraisemblable que le fragment remonte en dernière instance à P. Rutilius Rufus, le célèbre Panaetii auditor (Cic. Brut. 114. 116. 118; homo doctus et philosophiae deditus de orat. 1, 227. Voir Leo, Gesch. d. röm. Literatur I 345). Diodore copie Posidonios à la lettre. Nous ne savons évidemment pas si celui-ci confondait larrière grand-père et le grand-père de Nasica en une même personne. Du reste, je suis incapable de détecter quoi que ce soit dans le contenu substantiel du fragment que Posidonios nait pas pu reprendre de louvrage de Rutilius écrit en grec. Münzer a souligné avec raison (R.E. XIII 859), que le jugement politique de Posidonios sur Rome et sa situation interne reposait pour lessentiel sur lopinion de certains de ses prédécesseurs romains. Les historiens romains quil faut prendre en compte - et particulièrement Rutilius, qui était un ami personnel de Posidonios (Cic. off. 3, 10) - se trouvaient sous linfluence de Polybe et de Panetius (Cic. r. p. 1, 34). Ainsi, Posidonios trouva auprès deux non seulement la matière historique, mais aussi une conception de lhistoire formée par lesprit grec. A ce sujet, Jacoby (Kommentar zu Pos. p. 159) va pourtant beaucoup trop loin lorsquil déclare abruptement que Posidonios a placé son jugement sur lEtat romain " comme une prophétie dans la bouche de Nasica ". De même Klingner (Hermes 63, 182) et Taeger (Tib. Gracchus 51ff.) considèrent ce fragment de Diodore comme le produit intellectuel du seul Posidonios. Naturellement, je ne conteste pas que la grande portée littéraire de cette réflexion repose, pour une bonne partie, sur loeuvre historiographique de ce maître. Mais pour lhistorien qui vérifie la valeur des sources, il y a une grande différence entre ces deux possibilités: savoir si Rutilius, qui avait probablement connu personnellement lillustre pontifex maximus et princeps senatus Nasica ou, en tout cas, qui avait assisté aux débats, toujours en cours après 146, sur lutilité de la destruction de Carthage, sest forgé la conviction, dans sa maturité, que Nasica avait été un homme dEtat lucide qui prévoyait tous les évènements avec exactitude, ou si, un demi siècle après au plus tôt, un Grec reprit la pensée de Nasica et vit " en elle lanalyse décisive de lhistoire romaine depuis la 3ème guerre punique " (Klingner, Hermes 63, 183).

Plutarque justifie ainsi la sententia de Nasica doke moi KarchdÒna enai: Le peuple lui semblait à cette époque déjà hostile au Sénat, et il vit le danger qui menaçait la politique de tomber entièrement sous linfluence du peuple arrogant. La peur de Carthage devait donc servir à brider et tenir en respect linsolence de la masse. Il croyait ainsi que les Carthaginois étaient trop faibles pour se rendre maîtres de Rome, mais cependant assez forts pour quon ne pût se permettre de les mépriser. Il ne sagit ici que dun point de vue de politique intérieure, du souci de préserver le pouvoir du Sénat, alors que Diodore tient également compte des alliés, des subordonnés et de la stabilité de limperium populi Romani. Les exposés de Plutarque se rapprochent si étroitement de la théorie pessimiste que le vieux Polybe avait échafaudé sur lEtat (6, 51, 6. 57, 5-9), que lon peut bien considérer ce dernier comme la source de ce que dit Plutarque. Caton lui aussi fonde son jugement, en 27, 4, sur la base de cette théorie. Mais à linverse de Nasica, il ne croit pas pouvoir sautoriser le risque de faire une telle expérience avec le peuple romain; il fallait plutôt installer ce dernier dans une situation de calme pour résoudre ses difficultés internes. Nous trouvons la même version résumée on ne peut plus succintement chez Appien Lib. 69, selon lequel Nasica avait voulu préserver Carthage ™j fÒbon `Rwmawn ™kdiaitwmnwn dh.

La question de savoir si la menace carthaginoise constituait un danger ou un avantage pour Rome fut aussi reprise, ensuite, par lécole des rhéteurs: Cic. inv. 1, 11 si Carthaginem reliquerimus incolumem, num quid sit incommodi ad rem publicam perventurum. 1, 72 aut metuamus Carthaginienses oportet, si incolumes eos reliquerimus, aut eorum urbem diruamus, at metuere quidem non oportet, restat igitur, ut urbem diruamus.

Zonaras mentionne, en 9, 30, 7, que Nasica avait maintenu son point de vue en 146, mais il nous livre ensuite une sententia anonyme (wj fh tij) selon laquelle Carthage devait être conservée dans lintérêt des Romains, afin que ces derniers puissent exercer leur force guerrière contre de tels ennemis et ne sombrent pas dans une vie facile. De même Florus 1, 31, 5, déclare-t-il, de manière beaucoup plus vague, ne metu ablato aemulae luxuriari felicitas urbis inciperet.

Orose 4, 23, 9, mentionne cette controverse avec davantage de détails, mais sans citer Caton ni Nasica: cum alii Romanorum propter perpetuam Romae securitatem delendam esse decernerent, alii vero propter perpetuam Romanae virtutis curam, quam sibi semper ex suspicione aemulae urbis inpenderent, ne vigor Romanus bellis semper exercitus in languidam segnitiem securitate atque otio solveretur, incolumem Carthaginem statui suo permittendam esse censerent. Il poursuit alors son propos en affirmant que ce nest pas la période de christianisation qui est responsable de labrutissement et de la pourriture qui frappent Rome à lépoque même où il vit: sicut sui prudentes timentesque praedixerant, cotem illam magnam splendoris et acuminis sui Carthaginem perdiderunt.

Cette référence appuyée à la signification historique du débat sur Carthage se noue on ne peut plus étroitement avec les propos laudateurs que tient Augustin sur le compte de Nasica. Dans civ. dei 1, 30-32, il le cite comme lun des témoins les plus importants de la décadence morale et politique du peuple romain telle quelle se manifestait déjà à lépoque républicaine. Son combat pour Carthage est honoré en 1, 30: Nec eum sententia fefellit: re ipsa probatum est quam verum diceret. Deleta quippe Carthagine magno scillicet terrore Romanae rei publicae depulso et extincto tanta de rebus prosperis orta mala continuo subsecuta sunt, notamment la rupture de la concordia, dabord dans les seditiones (sc. Gracchorum 3, 24), ensuite dans la bella civilia. La libido dominandi, à lorigine une qualité de lensemble du peuple romain, gagne une suprématie chez les pauci potentiores et soumet les autres au joug de lasservissement. Comme on le voit en 3, 21, Augustin considère Auguste comme le fossoyeur définitif de la liberté. Il fait encore une fois référence à Nasica en 2, 18, lorsquil expose la conception que Salluste se donne de lhistoire romaine, et quil nous dit, en 3, 21, à propos des funestes conséquences de la destruction de Carthage: tantis malorum aggeribus oppressa Romana res publica ut ... plus nocuisse monstraretur tam cito eversa, quam prius nocuerat tam diu adversa Carthago.

Augustin sest forgé sa propre opinion (2, 18; 21; 22. 3, 16; 17; 21. 5, 12) à partir de la signification que les Histoires de Salluste donnent à la destruction de Carthage (1, 11; 12), signification marquante pour son époque. Klingner (Herm. 63, 176. 190) est davis, sans doute avec raison, que Salluste ne parle pas de Nasica. Augustin laura donc probablement connu par Tite-Live, dont le rapport constitue sans doute aussi une base pour Orose. Pour Salluste, il est établi, dans les trois ouvrages historiques, quil sagit bien de lannée 146 avant J. C. (Cat. 10, 1; lug. 41, 2), bien quen fait, cette date apparaisse à chaque fois sous un éclairage historico-philosophique différent. Dans Catilina, la liaison causale entre la destruction de Carthage et la suppression de lindispensable crainte nécessaire à la prospérité de Rome napparaît pas. Bien plus, lanéantissement de Carthage couronne ici la politique victorieuse de Rome, mais Fortuna intervient et bouleverse tout: cuncta maria terraeque patebant: saevire fortuna ac miscere omnia coepit.

Par contre, dans bell. lug. 41, 2: Avant la destruction de Carthage, Rome était en bonne santé, le peuple et le Sénat sentendaient bien. Metus hostilis in bonis artibus civitatem retinebat. Sed ubi illa formido mentibus decessit, scilicet ea quae res secundae amant, lascivia atque superbia incessere. Dans les Histoires, cette malédiction de lotium (Cat. 10, 2; lug. 41, 1) pèse déjà, finalement, sur lancienne histoire romaine: les crises internes de Rome ne se calmaient que lorsque lEtat était sérieusement menacé de lextérieur, comme au début de la République, à la suite du metus a Tarquinio et bellum grave cum Etruria, puis, plus tard, à lépoque de la 2ème guerre punique (hist, 1, 11) jusquà ce que (1, 12) remoto metu Punico simultates exercere vacuum fuit. Cest ainsi, en tout cas, quAugustin (c. dei 2, 18. 3, 16; 17. 5, 12) a compris ce que dit Salluste dans ses Histoires (Klingner, Herm. 63, 174ff.)

Klingner (Herm. 63, 181) et Taeger (Tib. Gracchus 51) essayèrent simultanément, mais indépendament lun de lautre, en se référant à Diod. 34, 33, de démontrer que Salluste devait cette vision de lhistoire à Posidonios. Ni lun ni lautre nont ignoré les liens qui la nouent à Polybe, mais ils me paraissent avoir sous-estimé leur signification. Dans la conclusion de son ouvrage, ce dernier a fait de 146 lannée déterminante de lépoque. Nous trouvons déjà chez lui le schéma conceptuel de la théorie de lEtat que développe Salluste: il nous apprend, en 6, 18, 2, comment un xwqen koinÕj fÒboj contraint les citoyens à sunir et à faire corps par delà leurs dissensions. Au 5: se libérer des ™ktÕj fÒboi conduit à lÛbrij et à lØperhfana. A vrai dire, il restait encore suffisament optimiste, au moment où il écrivit ce paragraphe, pour penser quune constitution de compromis permettrait de surmonter ces difficultés (7). Mais lorsquil rédigea, après 146, le 57ème chapitre, il ne voyait plus la situation politique quil vivait autrement que comme un développement vers lochlocratie. Lorsque, précédement (p.8), nous avons jugé, avec raison, que Polybe était à lorigine de la manière avec laquelle Plut. Cato 27, 3 / 4 formule la question litigieuse qui oppose Caton et Nasica, nous trouvions déjà dans cette formulation le terme " otium ". Caton considèrait que des nafora étaient nécessaires pour maîtriser les difficultés intérieures. Cette formulation obligea tous les lecteurs, et particulièrement depuis 133, à se poser la question de savoir lequel de ces deux hommes dEtat avait vraiment le mieux jugé de lavenir. Les Romains ont-ils vraiment attendu que Posidonios leur donnât la réponse? La variante que le Catilina présente de cette formulation indique que Salluste sest probablement servi dun grand nombre dinterprétations courantes à cette époque. Dans la même veine, on peut aussi mentionner Pline, n.h. 33, 150,: pariter luxuria nata est et Carthago sublata, ita congruentibus fatis, ut et liberet amplecti vitia et liceret. Velleius Paterculus, en 2, 1, 1, se rapproche davantage de lautre version: remoto Carthaginis metu sublataque imperii aemula non gradu sed praecipiti cursu a virtute descitum, ad vitia transcursum. Florus, en 1, 33, 1; 34, 18, tisse un lien entre Carthage dun coté et Corinthe et Numance de lautre. Ces deux bornes séparent le siècle dor de laetas transmarina des 100 autres années ferrei plane et cruenti et si quid immanius. De la même manière, Orose déclare en 5, 8, 2: Carthagine Numantiaque deleta moritur apud Romanos utilis de provisione conlatio et oritur infamis de ambitione contentio.

Cette articulation chronologique de lhistoire romaine, selon laquelle la grande crise séculaire de lEtat et de lEmpire sinstalle avec la destruction de Carthage, ne va pas de soi. Appien montre dans le prooemium de ses Guerres civiles quil nen a visiblement aucune connaissance. Comme le montre lexamen des sources, lhistoriographie a élaboré cette idée à partir de certaines conceptions théoriques de lEtat. Mais, ce ne furent pas les historiens qui, les premiers, donnèrent ce sens-là à laffrontement de 146. Lopposition inébranlable de Nasica et certainement aussi la position morale et politique qui sen dégageait, avaient déjà placé cet évènement sous la lumière dune formidable décision de fond.

III.

Nous ne sommes malheureusement pas les seuls à ne disposer que de sources généralement assez pauvres sur les évènements en question: il semble que Cicéron ne savait déjà plus grand chose sur la personalité de Nasica. Dans Brut. 79, il nen dit que ceci: habitum eloquentem aiunt; on lit par contre, au 81, à propos de Metellus Macedonicus: cuius et aliae sunt orationes et contra Ti. Gracchum exposita est in C. Fanni annalibus. Cicéron na donc probablement pas non plus trouvé le moindre discours de Corculum dans aucun ouvrage historique. Et Polybe avait malheureusement renoncé à les reproduire pour nen exposer que les idées principales (36, 1). Nous pouvons saisir la tactique de Nasica telle quelle se dessine à travers les différentes requêtes quil présenta au Sénat. Mais on en a surtout retenu, jusque là, le fait quil invoquait la raison dEtat pour les soutenir. Ainsi, nos sources étant ce quelles sont, nous devons tenir compte des subjectivités historiographiques, et il convient de vérifier ce qui, dans leur contenu, peut être attribué à Nasica lui-même.

Le point central de la position de Nasica consiste à vouloir maintenir Carthage à un niveau de puissance suffisant pour inspirer la vigilance, et cela dans lintérêt de Rome. Etant donné que lxwqen fÒboj constitue justement une pièce maîtresse de la théorie polybienne sur lévolution de la constitution, on est facilement tenté de voir en lui un élément ajouté ultérieurement. Mais, par bonheur, Appien permet détablir la preuve du contraire. Dans sa courte évocation de Nasica, au Lib. 69, lexpression ™j fÒbon ra ka tÒnde tisse un lien entre cet élément et une information de c. 65. Plus loin, Caton affirme dans son célèbre discours de Rhodes de lannée 167 (Tite Live 45, 25, 3), que Scipion lAfricain avait, suivant sa propre déclaration de 201, conclu la paix avec Carthage pour faire delle un élément redoutable qui, formant contrepoids, maintiendrait Rome dans la discipline (es gr o ka tÒde nomzousin, aÙtÕn ™j `Rwmawn swfronismÕn ™qelÁsai getona ka ntpalon aÙtoj fÒbon ™j e katalipen, na m" pote ™xubrseian ™n megqei tÚchj ka merimnv).

Par là, nous disposons dun témoignage certain selon lequel en lannée 167, déjà, - alors que Polybe ne pouvait encore influencer personne - le Sénat romain fut le témoin de certaines réflexions qui faisaient du fÒboj de Carthage un swfronismÒj contre une prévisible Ûbrij de bonheur et dinsouciance. Il est dailleurs curieux que ce soit justement Caton qui, à lépoque, citait de tels propos, et il serait très important pour nous de savoir ce quil pensait lui-même de cette opinion quil attribue à Scipion. Klingner (Herm. 63, 183) est davis quil la adoptée. Mais on peut difficilement présumer une telle chose de celui qui fut à lorigine de la disqualification politique de Scipion, celui-là même qui, en 204, alors quil était questeur, critiqua et attaqua si violemment son proconsul (Plut. Cato 3, 6. 32, 4. Corn. Nep. Cat. 1, 3). Peter H R R I p. 86 rattache cette mention concernant Scipion au fragment de discours que lon trouve chez Aulu-Gelle n. A. 6, 3, 18: les Rhodiens souhaitaient que Persée ne fût pas vaincu. Id metuere, ne, si nemo esset homo, quem vereremur, quidquid luberet faceremus. A vrai dire, pour des raisons dEtat, ils nallaient tout de même pas jusquà le soutenir. Caton aurait alors poursuivi son propos en disant quen fait, il nest pas si grave que les Rhodiens et les autres Etats étrangers pensent ainsi, puisque Scipion a même soutenu que, dans lintérêt de Rome, on devait laisser subsister Carthage pour sen faire un objet de crainte.

Cette proposition me semble meilleure que celle de Klingner qui, lui, retient le rapprochement fait avec Aulu-Gelle 47 fin, où Caton (daprès ce quen dit Tiros) affirme: ignoscentias utiles esse rebus humanis docet ac nisi ignoscant, metus in re publica rerum novarum movet; sed enim contra, si ignoscatur, conservatum iri ostendit populi Romani magnitudinem. Voilà qui rappelle, en fait, lhommage rendu à Nasica dans le fragment de Diodore 34, 33, 5: swzomnhj mn tÁj KarchdÒnoj Ð pÕ taÚthj fÒboj ngkazen Ðmonoen toÝj `Rwmaouj ka tîn Øpotetagmnwn ™pieikîj ka ™ndÒxwj rcein, ïn oÙdn klliÒn ™sti prÕj gemonaj diamon"n te ka aÛxhsin. Lunité des citoyens et lhonnêteté du gouvernement à légard de ses sujets garantissent la pérennité de lEmpire. Ce lieu commun tiré de Auct. ad Her. 4, 44 peut aussi être rapproché de Caton: Quodsi concordiam retinebimus in civitate, imperii magnitudinem solis ortu atque occasu metiemur. Lignoscentia de Caton constitue certainement une part d™pieikîj rcein, mais il manque ici le fÒboj. En effet, Caton ne peut pas avoir perçu les Rhodiens comme un danger. Lidée de Scipion, comme telle, ne sapplique donc pas ici.

Daprès Appien, il voulait un fÒboj en tant que swfronismÒj contre le ™xubrzein ™n megqei tÚchj. Cest moins que la res novae de Caton. Celle-ci se laisse bien plutôt comprendre à la lumière des propos que tient Caton en introduction (Aulu-Gelle 6, 3, 14): Scio solere plerisque hominibus rebus secundis atque prolixis atque prosperis animum excellere atque superbiam atque ferociam augescere atque crescere. Plus loin: advorsae res edomant et docent, quid opus siet facto, secundae res laetitia transvorsum trudere solent a recte consulendo atque intellegendo. En tout état de cause, Caton navait besoin de prononcer de tels discours que pour satisfaire une volonté personnelle: que Rome repousse de quelques jours la décision quelle veut prendre à légard de Rhodes, le temps pour elle de dominer son enthousiasme et de recouvrer son sang froid. Même lorsque Caton effraie le Sénat avec sa res novae, il ne produit aucune théorie de lEtat. Il faut se souvenir que les débats eurent lieu au Sénat après que le préteur M. Juventius Thalna eut promulgué une rogation sur la déclaration de guerre. Deux tribuns du peuple intercédèrent contre (Tite-Live 45, 21, 1-4). Lun des deux conduisit alors les émissaires de Rhodes au Sénat (Pol. 30, 4, 6). Chez Tite-Live 45, 21, 4, les manoeuvres dincitation à la guerre menées par le préteur (chez Pol. 30, 4, 4 tîn strathgîn tij nabj ™p toÝj ™mbÒlouj pareklei toÝj Ôclouj ™p tÕn kat `Rodwn pÒlemon) sont présentées comme un novum malumque exemplum, parce que cet homme sétait adressé directement au peuple, sans passer par un s. c.; par ailleurs lintercession sy trouve aussi critiquée, car jugée prématurée (Tite-Live 6. 7). Nous assistons véritablement ici à une ébauche de politique populaire, par laquelle on veut priver le Sénat du pouvoir de décision en matière de politique étrangère. Après cela, Caton pouvait avoir des raisons de penser que si, dans la vie dun homme, il est généralement utile de pardonner, il était indispensable que le Sénat le fît dans ce cas précis, puisque, par cette décision, il reprenait les commandes en main et agissait au mieux pour établir la puissance du peuple romain.

En laissant complètement de côté ce qui est dit dans le metus Carthaginis, les fragments qui nous restent de Caton présentent les plus grandes similitudes avec les considérations politico-pédagogiques que Nasica nous a laissé, et nous montrent ainsi que Nasica a pu, au moins, sexprimer ainsi.

Il nous faut maintenant examiner plus avant dans quelle mesure le dessein que Caton prête à Scipion peut être considéré comme historique. Car il importe évidemment de savoir, pour mesurer le mérite de Nasica, si son opposition relève dune thèse déjà établie par son beau-père.

Ce quAppien nous rapporte du discours de Caton constitue une variante qui contredit son discours principal. Daprès cette variante, le Sénat aurait approuvé les conditions de paix souhaitées par Scipion sur la base dune argumentation présentée Lib. 57-61 dans un discours tenu par un ami de Scipion. Ce discours nest bien sûr quun produit de la rhétorique historiographique. Son auteur a malencontreusement commis une grave erreur objective lorsquil décrit c. 59 (après la bataille de Zama!) les Carthaginois comme une puissance militaire dangereuse: Hannibal, prétend-il, disposerait à nouveau dune armée, Mago apporterait des troupes et Vermina serait leur allié. Cependant, ce discours apporte aussi des éléments objectifs quune vraie discussion politique comme la nôtre nous empêche de rejetter sans examen: c. 60. Daprès lui, il serait plus facile pour Rome de prendre les dispositions nécessaires à ce que Carthage ne se relève plus, que de lanéantir au prix dun combat sans merci. Massinissa et les peuples précédemment soumis se chargeraient de maintenir la puissance carthaginoise en état dinfériorité. c. 61. Au cas où lon réussirait à conquérir la ville, quen ferait-on? Faut-il la détruire parce que les Carthaginois ont rompu larmistice en 202? Ou alors, si on la laisse subsister par crainte dune punition des Dieux et de la réprobation des hommes, doit-on en faire cadeau à Massinissa? Celui-ci est certes lami de Rome, mais il ne faut pas le rendre trop puissant. Lhostilité qui règne entre Carthage et Massinissa entre dans les intérêts de Rome. Doit-on faire payer un tribut au pays? Larmée doccupation quil faudrait alors y installer engloutirait elle-même tous les revenus. Entourés de barbares, les colons romains ne pourraient pas tenir, ou alors, sils parvenaient à saffirmer, ils deviendraient dangereux pour Rome une fois en possession de ce riche pays.

Lidée politique de fond qui se dégage de ce discours, cest de maintenir durablement Carthage en état dinfériorité grâce aux conditions de paix formulées par Scipion (c. 59) et plus particulièrement grâce à lhostilité quelles entretiendraient entre Carthage et Massinissa (c. 60 Ûsteron e dediÒtaj thr"somen). En c. 65, Appien présente une autre version des choses comme une alternative à celle quil vient dexposer, version selon laquelle Scipion considérait quil était suffisant pour le bien-être (eÙtuca) de Rome de ne priver Carthage que de son hégémonie. Puis, on trouve la référence, déjà étudiée, au discours que Caton fit aux Rhodiens. Un ntpaloj fÒboj ne peut quêtre un adversaire capable de se battre. Ce discours conteste que Carthage puisse encore être considérée comme tel. Logiquement, donc, les deux motivations sexcluent. En réalité, Scipion sest certainement exprimé différemment suivant les circonstances, différemment au fil des années et en fonction de loccasion qui lui était offerte, différemment au Sénat et au cours des entretiens diplomatiques que dans le cercle intime de ses amis.

Après la bataille de Zama, il dit aux négociateurs carthaginois queu égard à leur volonté, compte tenu de la Tykhè et de la destinée humaine, les Romains auraient décidé de se montrer cléments et généreux (Pol. 15, 17, 4). Lorsquen 190 les Etoliens lui demandèrent une paix avantageuse, il déborda damabilité et leur expliqua combien tous les habitants dEspagne et dAfrique ont tiré profit de la confiance quils lui avaient accordé. Mais il laissa à son frère le soin dénoncer les conditions officielles de la paix, et celles-ci ne répondaient absolument pas aux espoirs suscités précédemment, à tel point que les ambassadeurs étoliens perdirent toute contenance (Pol. 21, 4, 10-14). Il tînt le même genre de propos dans sa lettre à Prusias, lequel sétait effrayé de lAppel dAntiochos qui prétendait que les Romains viendraient en Asie pour détrôner tous les princes. Ainsi la lettre lui explique-t-elle que la politique romaine en général et celle des frères Scipion en particulier était tout à fait bienveillante à légard des princes, ainsi que cela a été démontré en Espagne, en Afrique, en Illyrie, en Grèce et en Macédoine (Pol. 21, 11, 1-11). Antiochos lui-même finit par croire à une telle magnitudo animi (Tite-Live 37, 34, 3; Pol. 21, 13, 9). Il dut cependant subir la même mésaventure que celle qui arriva aux Etoliens. Le dictat de paix rayait son empire de la liste des grandes puissances. Outre les amputations territoriales massives et le paiement dune somme monstrueuse au titre de dédommagements de guerre, il dut livrer ses éléphants, avec interdiction den acheter dautres, et sa flotte fut réduite à 10 navires (Pol. 21, 43, 12/13).

Les deux traités de paix négociés par Scipion montrent quil visait un affaiblissement durable de ladversaire vaincu. Il partit en Orient pour soumettre lAsie Mineure à la domination romaine (Pol. 21, 4, 5), et lorsquen 187 il dut se défendre, au Sénat, des attaques visant la gestion financière quil exerça dans la guerre contre Antiochos, il lança à ses ennemis cette phrase disant quils ne pensaient pas à ceci que pîj tÁj >Asaj ka tÁj LibÚhj ti d tÁj >Ibhraj kekurieÚkasin (Pol. 23, 14, 10). Quand, en 195, il sopposa à ce que lon demande lextradition dHannibal (Tite-Live 23, 47, 4), il laissa libre cours à sa générosité car il considérait que ce grand général serait totalement inoffensif dans un Etat auquel on aurait enlevé toute sa puissance. Quelques années plus tard, il népargna pas à Antiochos lhumiliation de devoir promettre, dans le cadre du traité de paix, lextradition du fugitif (Pol. 21, 17, 7; 43, 11).

A en croire une tradition annalistique, il raconta souvent par la suite que les prétentions de Tib. Claudius Nero et Cn. Cornelius Lentulus, consuls en 202 et 201, au commandement de larmée africaine, lauraient empêché de faire cesser les hostilités après leffondrement de Carthage (Tite-Live 30, 44, 3), et en 30, 36, 10 Tite-Live mentionne un débat en consilium, très pertinent à la situation, dans lequel tous les participants étaient au fond favorables à la destruction. Scipion craignait pour sa part quun successeur ne lui ravisse lhonneur de la victoire finale; quant aux autres, ils étaient préoccupés par les lourds et durables efforts que coûterait le siège de cette ville fortement défendue. Daprès Appien Lib. 56, Scipion recommanda au Sénat de confirmer la paix préliminaire quil avait signé parce quil la trouvait avantageuse pour Rome et parce quil savait que Lentulus voulait lui succéder. Nous avons déjà vu chez Appien (p.13) quelles étaient les raisons matérielles qui appuient le point de vue de Scipion. Je crois, selon toute vraisemblance, que Scipion, à cette époque, avait en tête lessentiel de ces considérations36bis. Mais il me semble tout aussi certain quil y avait à Rome des hommes politiques qui jugeaient cette paix trop clémente. En lan 199, lémissaire romain L. Furius Purpurio sétait trouvé dans lobligation de défendre la politique romaine devant la communeauté territoriale étolienne, contre les sévères attaques de la diplomatie macédonienne. Sous lapparence de libérateurs, les Romains auraient ainsi soumis la Sicile à leur domination brutale, ce qui nest pas surprenant, sachant que cette brutalité sétait déjà fait connaître en Italie, à Rhégion, Tarente et Capoue. Dans la défense quil présente, Furius se réfère nommément à Carthage, qui sest vue octroyée paix et liberté: magis illud est periculum, ne nimis facile victis ignoscendo plures ob id ipsum ad experiundam adversus nos fortunam belli incitemus (Tite-Live 31, 31, 16). Bien que Tite-Live compose parfois ses discours un peu plus librement que Polybe, cette idée nest probablement pas une invention de son cru (voir Pol. 18, 37, 3 = Tite-Live 33, 12, 7).

Pour répondre à de tels propos, Scipion ne manquait aucune occasion de sexprimer sur la question carthaginoise. En lan 193, il conduisit à nouveau lui-même une délégation en Afrique. Carthage et Massinissa avaient réclamé une interprétation authentique des dispositions du traité de paix qui concernaient le tracé des frontières (Tite-Live 31, 16, 16; Zon. 9, 18, 12). Chaque fois quun homme porte un jugement sur la mission de Scipion,Tite-Live, déjà, note le fait. Il a toutefois évité de décider entre eux afin, comme il est dit (Zon.), de ne heurter aucun parti. On avait craint à cette époque (Tite-Live 6) une alliance entre Carthage et Antiochos. La procédure, integro certamine eos relinqui, est considérée comme tempori aptum. La satisfaction relative des deux parties ne peut effectivement résider que dans le fait que chacune conservait lespoir dobtenir un jour gain de cause. Un tel comportement, de la part de Scipion, exprime aussi bien que le style général des décisions quil prit lors des règlements de paix, son adhésion à la politique du Divide et impera, cest-à-dire à cette fameuse raison dEtat propre à Rome, dont Polybe 31, 10, 7 déclare avec amertume quelle ne doit ses succès quà lignorance de ceux quelle vise. Pendant que ceux-ci se réjouissent des marques de faveur ostensiblement prodiguées par les Romains, ils ne se rendent pas compte que ces derniers ne songent quà leurs propres intérêts. Les intentions que Caton prète à Scipion concernant Carthage concordent très peu avec cette ligne politique. Comme je lai déjà fait remarquer (p.11), Caton, de par la haine quil vouait à Scipion, ne peut guère être considéré comme une source fiable pour connaître les pensées intimes de ce dernier. Toutefois, il ne semble pas impossible que Scipion ait déclaré avoir de telles intentions.

Nous lisons chez Valerius Maximus 7, 2, 3 que Q. Caecilius Metellus (R.E. N 81, le consul de 206), un proche de Scipion au niveau politique, souleva un jour, au Sénat, la question de savoir si la victoire avait été plus bénéfique que maléfique à lEtat romain ou linverse. Contre la paix, il fit valoir quaprès avoir expulsé Hannibal dItalie, la bravoure du peuple romain pouvait très bien se rendormir (metuique debere ne acri aemulo liberata (sc. virtus) in eundem somnum revolveretur), comme cétait le cas avant linvasion dHannibal. Ici ressurgit une idée que nous avons trouvé chez Orose (p.9) lorsque celui-ci disait que Rome avait besoin dune pierre à aiguiser. On peut concevoir quà chaque fois quil le pouvait, Scipion apaisait ce genre dinquiétude en répondant que Carthage était une pierre à aiguiser toujours bien présente. Ou alors répliquait-il aux critiques qui considéraient la paix comme beaucoup trop fragile, quun certain metus Carthaginis ne pouvait quêtre profitable à Rome.

Ce raisonnement ne semble avoir été inventé ni par Metellus ni par Scipion. On connaît lhellenisme de Scipion, mais le premier discours romain sous forme écrite qui nous soit parvenu provient de Metellus, la laudatio de son père (Plin. n. h. 7, 139). On peut donc présumer que tous deux connaissaient la littérature grecque et linventio rhétorique. LeÙtucoànta ™xubrsai apparaît par exemple chez Xénophon Cyrup. 3, 1, 26. Platon nous décrit en détails, dans legg. 3, 698 b ff. comment la frayeur provoquée par la guerre contre les Perses incitait les Athéniens à sunir et à respecter les lois (tÕ mgeqoj toà stÒlou kat te gÁn ka kat qlattan genÒmenon fÒbon poron ™mbalÒn, doulean ti mezona ™pohsen m©j toj te rcousi ka toj nÒmoij douleàsai ka di pnta taàqmn xunpese prÕj m©j aÙtoÝj sfodr fila). Aristote, en Polit. 7, 1334a 6, dit à propos des Etats qui sont en position hégémonique quil en va pour eux en temps de paix comme pour le fer: ils rouillent (a gr plestai tîn toioÚtwn pÒlewn polemoàsai mn sèzontai, katakthsmenai d tn rcn pÒlluntai: tn gr bafn ni©sin ésper Ð sdhroj er"nhn gontej).

Je ne pense évidemment pas que Metellus et Scipion aient connu précisément ces textes. Je crois au contraire que les idées qui sen dégagent sont des lieux communs de la rhétorique. Nous voyons chez Polybe comment la théorie de lEtat les a reprise et développée. Ainsi ces considérations nous dissuadent-elles de retenir une source précise à lopposition de Nasica. Sa particularité ne réside pas dans la manière avec laquelle elle est exprimée, mais dans la volonté politique quelle enveloppe. Or, cest probablement en cela que Scipion divergeait sensiblement de son beau-père.

IV.

Daprès Plutarque (Cat. 27, 3), Nasica sest déterminé en fonction de certaines observations politiques: il vit que le peuple sopposait au Sénat et que tous les citoyens étaient livrés aux caprices que suscite le sentiment de toute-puissance. Nous-mêmes, nous pouvons encore distinguer quelques détails de cette situation. Précisément, au début de lannée 151 (Pol. 35, 3, 7), lautorité du Sénat encaissa une rude secousse. Celui-ci avait décidé la poursuite énergique de la guerre celtibérique (Pol. 4, 1). Mais à cette occasion, les tribuns militaires et les légats ne furent pas les seuls qui se soient soustraits à la mobilisation, on assista à un véritable refus de service au moment des recrutements populaires (Pol. 4, 3-6). Le comble du scandale fut atteint lorsque les tribuns du peuple protégèrent les mutins et arrêtèrent les consuls L. Licinius Lucullus et A. Postumius Albinus (Tite-Live, per. 48). Le Sénat dut céder et accepter de remplacer la mobilisation générale par un tirage au sort (App. Ib. 49; Lange, R.A. II 319; Münzer, R.E. IV 1442, XIII 373; Schulten, Numantia I 347). Cette indiscipline fit visiblement la plus forte impression sur Nasica. Car, peu de temps après (donc là aussi en 151, année en laquelle Tite-Live per. 48 et Oros. 4, 21, 4 situent cette histoire), celui-ci prononca un discours fameux contre la construction dun théâtre en pierre, engagée par les censeurs de lan 154, discours qui eu pour résultat, suivant un s.c., la vente des matériaux de construction et lobligation pour les spectateurs de se passer de places assises durant les années qui suivirent. Daprès les sources existantes, cette action devait enrayer la dégénérescence de la nation, surtout la décomposition de ses capacités défensives, et permettre déviter les troubles politiques. Chez Diodore 34, 33, 5, lexistence de Carthage doit également obliger les Romains à exercer une autorité honorable et digne déloges sur les peuples associés et les populations étrangères soumises. Les années 151 et 150 fournirent suffisament matière à cela. Le consul Lucullus commença dabord par trahir sournoisement sa parole à légard de la ville vacéenne de Cauca (Münzer, R.E. XIII 374), puis il commit le même forfait, de concert avec le préteur Ser. Sulpicius Galba, envers les lusitaniens. Tous deux surent se dégager de laccusation qui leur en avait été faite. Galba, en particulier, obtint lannulation dune rogation dirigée contre lui en suscitant la compassion du peuple devant la condamnation dont il était susceptible décoper (Tite-Live per. 49. Cic. de orat. 1, 227. Brut. 90. Lange, R.A. II 320). Ces scandales constituaient visiblement lune des principales raisons pour lesquelles fut établie la loi sur les concussions, oeuvre dun tribun du peuple de lépoque: L. Calpurnius Piso Frugi (Münzer, R.E. III 1392), qui parlait ainsi, dans ses annales (frg. 38), du lustre des censeurs de lan 154: a quo tempore pudicitiam subversam. Caton avait combattu Galba jusquaux dernières semaines de sa vie (Cic. Brut. 89). Il en allait pour lui, comme le dit Polybe, de la ™p tÕ ceron prokop tÁj politeaj (31, 25, 5a). Déjà au cours de son consulat (195), il tonnait contre les deux vices avaritia et luxuria, quae pestes omnia magna imperia everterunt (Tite-Live 33, 4, 2). Nasica était également engagé sur ce front dirigé contre le délabrement interne. Polybe, qui la personnellement connu, le décrit comme un esprit pratique et un calculateur lucide (Pol. 31, 27, 7-16). On navait pas affaire, dans ce débat sur Carthage, à une opposition entre un adepte de la Realpolitik dun côté et à un idéologue de lautre. On ne peut pas se débarasser de Nasica par cette simple remarque (Gsell III 331): " Ces pensées semblent assez puériles.*  " Et Mommsen, lui aussi, a perverti le sens du combat de Nasica, lorsquil écrit (R.G. II 22): " On voyait là (au Sénat) les hommes plus clairvoyants de laristocratie, notamment Scipion Nasica, sopposer avec grand sérieux à cette politique minable. Ils soulignaient laveuglement quil y avait à sinquiéter dune ville commerçante dont la population phénicienne désapprenait de plus en plus lart et la science de la guerre, et montraient lentière compatibilité de la suprématie politique romaine avec lexistence de cette riche cité marchande. " Nous avons reconnu que lavantage représenté par la " peur " de Carthage constituait la pierre angulaire de la démonstration de Nasica. Il concéda pleinement à Caton que Carthage représentait une menace. On a déjà suffisament montré quels étaient les effets quil escomptait tirer de cette peur sur la situation interne de Rome. Il voulait un Etat romain dont la force reposerait sur la santé de sa structure politique. Nous laissons aux politiciens qui, selon Diodore 34, 33, 4, approuvaient ses vues, le soin de répondre à la question de savoir comment, dans ces circonstances, il concevait la situation de Rome au sein du monde méditerranéen: oÙ gr ™k tÁj llwn sqeneaj krinan den qewresqai tn tÁj `Rèmhj scÚn, ll ™k toà fanesqai tîn meglwn mezona. Ce nétait pas autre chose quun changement dorientation politique fondamental par rapport au système agencé depuis 201 avec la plus haute virtuosité sous la direction de Scipion, système qui consistait à amoindrir toutes les grandes puissances et à les faire tenir en échec par laction des pays voisins dont on aurait augmenté la puissance à leurs frais. Ce système était trop artificiel. Car la politique est une chose dynamique et non statique. Sans une rectification constante de la part de Rome, léquilibre finit toujours par basculer du côté de la puissance la plus importante et de la politique la plus habile. Celui qui, alors, se hissait par sa puissance au dessus des limites fixées par les intérêts de Rome, était impitoyablement rabaissé. Ce nétait pas un système compatible avec la fidélité et la confiance, ce nétait pas un ™pieikîj ka ™ndÒxwj rcein. Cette oppression constante exercée contre tout développement dune quelconque entité politique et toute aspiration étrangère à lexistence devait forcément engendrer une haine farouche chez les peuples concernés. Nasica voyait déjà la grande révolte en marche. On sagitait partout, en Espagne, en Afrique, en Macédoine. Si Rome réaffirmait son ancienne capacité de défense, pensait-il, elle pourrait laisser les autres vivre et obtenir de leur part une reconnaissance librement consentie de la prédominance romaine. Car en 171 déjà, il ny avait selon Polybe (Tite-Live 42, 30, 3) que pauci iustitia imperii Romani capti et cest de la même façon que Caton nous décrit lambiance générale dans son discours aux Rhodiens.

Interdire la construction du théâtre ne fut quun traitement symptômatique. Par contre, sopposer à la destruction de Carthage relève dun programme politique de fond qui, mené jusquà ses denières conséquences, aurait changé le cours de lhistoire romaine. Car cela signifiait que lessentiel de la politique romaine se serait reportée sur lEmpire tel quil existait alors, cest-à-dire sur lItalie, la Sicile, la Sardaigne et lEspagne, et que la confiance aurait remplacée la vision policière mesquine et irritante qui présidait aux relations entre Rome et les puissances voisines. Celle-ci devait pour autant compter ses voisines comme des adversaires potentiels doués dune force de défense, ce qui lui permettait dentretenir sa propre force.

Nous savons (p.8), daprès Plutarque, que lopposition entre Caton et Nasica se focalisait sur la seule question de savoir quelle attitude adopter face au danger carthaginois, et que Caton sétait prononcé pour la liquidation pure et simple. On suppose que Polybe est à lorigine de cette version des faits. Laspect strictement matériel de la discussion, uniquement orientée sur sa finalité politique et sans considération pour son aspect moral, corrobore cette hypothèse. Il sagissait visiblement là de la vision personnelle de Polybe, puisquelle correspondait à celle de son ami et protecteur Scipion Emilien. Celui-ci, en effet, se situait entièrement du côté de Caton. Il était un partisan convaincu de la politique de force et de terreur. Ainsi a-t-il pris parti, en 151, pour la poursuite musclée de de la guerre celtibérique (Pol. 35, 4, 8). Polybe (35, 3, 4; 4, 3) présente le très compétent consul de 152, M. Marcellus, qui sefforçait dobtenir une paix favorable à Rome par la négociation, comme un lâche. Scipion faisait preuve du plus grand zèle au service de Lucullus, même sil ne semblait pas avoir personnellement approuvé la trahison sournoise des engagements conclus avec les barbares (App. Ib. 52. 54; Schulten, Numantia I 350). Il exécuta la condamnation à mort de Carthage avec un réel enthousiasme (App. Lib. 130) et avec le même esprit froidement technicien dont son père avait fait preuve lorsquen 167, suivant un ordre du Sénat, il avait fait détruire 70 localités en Epire et fait vendre 150000 habitants (Tite-Live 45, 34; Pol. 30, 15; Plut. Aem. 31). Il éclata de rire quand Hasdrubal tenta une dernière fois de négocier (Pol. 38, 8, 1), et lorsquà la vue de la ville en feu des larmes lui montèrent aux yeux, il ne sagissait que de la force de la Tykhè qui lui étreignait le coeur et limage de Rome qui lui venait à lesprit. Tout comme lui, son père avait songé à linconstance de la fortune après la bataille de Pydna (Pol. 29, 20, 2; Plut. Aem. 27; Tite-Live 45, 8, 6). Cest avec la même inflexible dureté que Scipion planifia leffondrement de Numance (App. Ib. 95). Et lorsquon linforma de la mort sanglante de son neveu et beau-frère Ti. Gracchus, il ne lui restait rien dautre à répondre que son ìj pÒloito ka lloj Ótij toiaàt ge zoi (Plut. Gr. 21, 7; Diod. 34, 7, 3).

En vérité, nous navons aucune raison de voir en Scipion Emilien lexemple dune brutalité typiquement romaine. Son attitude prend racine dans cette raison dEtat dont il était le représentant, et dont Polybe nous livre les justifications théoriques.

A ce sujet, il faut tout dabord prendre en considération lexposé relatif aux cinq courants dopinion que lon rencontrait en Grèce, et qui se sont ouvertement exprimés au début de la 3ème guerre punique (36, 9). Le premier courant jugeait que le point de vue de Caton exprimait une politique de sécurité tout à fait clairvoyante (voir la citation p.8 note 26). Le second courant voyait en cette guerre la preuve que Rome, comme auparavant Athènes et Sparte, avait succombé à la filarca. Depuis la destruction du royaume de Macédoine en lan 168, Rome avait ainsi changé les principes qui gouvernaient jusque là sa politique. Après la deditio de Carthage, il ny avait aucune raison de prendre une décision aussi grave et dont les conséquences étaient irréversibles. Le troisième courant condamne la félonie avec laquelle les négociations ont été menées en lassimilant à un sacrilège religieux et à une rupture de contrat indigne dune pÒlij (cest-à-dire dun Etat fondé sur la communeauté), cette félonie convenant plutôt à une " gestion monarchique des affaires ". Le quatrième courant refuse laccusation de sacrilège en raison de la deditio qui avait précédé. Tout au plus admet-il quil y a eu rupture dengagements. Le cinquième courant nie radicalement quil y ait eu la moindre injustice de la part des Romains dans laffaire car, après leur deditio, les Carthaginois navaient quà déplacer la ville conformément à lordre qui leur en avait été donné, sépargnant ainsi la guerre et leffondrement.

Pour établir lopinion personnelle de Polybe, nous nous référons à deux fragments de Diodore (32, 2 et 4) qui se complètent lun lautre et qui trouvent très probablement leur source chez Polybe lui même. Au sein du premier courant, on avance ce quon pourrait appeller la loi naturelle de lhégémonie: Óti o tj gemonaj peripoi"sasqai boulÒmenoi ktîntai mn aÙtj ndrev ka sunsei, prÕj aÜxhsin d meglhn gousin ™pieikev ka filanqrwpv, sfalzontai d fÒbJ ka katapl"xei. Lhistoire de toute hégémonie présente trois niveaux de développement auxquels correspondent trois moyens de domination. Lexplication promise en c. 2 à partir dexemples pratiques nous est livrée en c. 4. Philippe II de Macédoine obtint par son ™piekeia envers Athènes vaincue, quon lui abandonne volontairement la domination de la Grèce. Il assura le maintien de son royaume par la terreur quinspira la destruction dOlynthe. Alexandre le Grand refroidit les velléités de révolte des Grecs par la destruction de Thèbes, mais il gagna la faveur des Perses par sa clémence. Les Romains agissaient de la même façon. Lorsquils commençèrent à construire leur Empire, ils nétaient pas avares damabilités à légard des vaincus, leur offrant de devenir sujets du droit civil, leur accordant le conubium ainsi quune autonomie politique. Cette clémence exagérée ne pouvait quinciter les rois, les cités et les peuples à se bâtir leur propre hégémonie. Mais depuis quils occupaient la quasi-totalité du monde, les Romains assuraient aussi leur domination par la terreur et lanéantissement des cités les plus importantes telles Corinthe, Carthage et Numance, comme ils avaient éliminé le royaume de Macédoine.

Le retournement de la proaresij romaine que décrit Polybe en 36, 9, 5-8, indique que Rome est parvenue au troisième stade de lhégémonie, la filarca. Polybe regrettait peut-être que la 3ème guerre punique se situât sous le signe de la monarcik pragmatopoia et non plus de la politik ka `Rwmak aresij, mais cétait là un développement naturel. Cest pourquoi lélimination de Carthage lui semblait certainement une mesure propre à sauvegarder cette domination ( 3 dunastea; 4 rc"). Il na pas toujours été de cet avis. Dans certaines parties plus anciennes de son oeuvre il a vivement loué l™piekeia, la décrivant comme une bonne manière de gouverner, ainsi en 5, 9, 8-10, 8 à lexemple dAntigone Doson, Philippe II et Alexandre. Ainsi loue-t-il de même en 7, 11, 9, la proaresij kalokgaqik ka pstij de Philippe V à ses débuts. La proaresij des Romains, ainsi quelle ressort du décrêt damnistie de 196 à loccasion des jeux isthmiens, le remplissait dadmiration (18, 46, 14): mga d ka tÕ dÚnamin kÒlouqon tÍ proairsei prosengkasqai. Polybe ne se livrait pas à toutes ces considérations sur les principes de la politique (proaresij) par simple amusement dintellectuel, mais parce quelles jouaient un grand rôle dans les relations diplomatiques. Il mentionne ainsi, en 18, 3, 3ff, un discours de lEtolien Alexandre Isios prononcé lors de la conférence de Nicée en lan 197, dans lequel Philippe V sest vu opposer la proaresij dAlexandre le Grand et des Diadoques. Les Romains adoptèrent rapidement cet usage: Flamininus, dans sa lettre aux Cyrétiens (syll. 593, 2), ™pe ka ™n toj loipoj p©sin fanern pepoi"kamen t"n te dan ka toà d"mou toà `Rwmawn proaresij n comen ej Øm©j Ðloscerîj, beboul"meqa ka ™n toj xÁj ™pidexai kat p©n mroj proesthkÒtej toà ™ndÒxou ktl. et, tout à fait de la même manière, les Scipions dans la lettre à Prusias (Pol. 21, 11, 5) déjà citée (p.13): oÙ gr mÒnon Øpr tÁj daj proairsewj feron pologismoÝj, ll ka per tÁj koinÁj pntwn `Rwmawn.

Plus avant, on trouve chez Pol. 36, 9, 5 une comparaison entre la filarca romaine dune part et celle dAthènes et de Lacédémone dautre part. On remarque aussi, en 39, 2, quil connaît certains exemples provenant de lhistoire de la Grèce ancienne. Ce sont là de vieilles idées avec lesquelles il édifie sa théorie. Nous avons déjà cité, p.15, un passage dAristote suivant lequel il est plus facile dacquérir une hégémonie que de la conserver. Aristote, 1334a, 1, considère quune hégémonie ne se justifie quà la condition dexprimer une aspiration tÁj çfeleaj neka tîn rcomnwn, et, en 1324b, 1ff, il disqualifie toute conception qui fait de la domination des autres un but en soi pour lEtat. Cela, dit-il en 1324b, 22, cest du despotisme, et non de la politique. Nous pouvons reprendre cette idée et dire que Polybe considère encore le despotisme comme possible au stade de développement que connait lEmpire romain à son époque. Ce qui était aussi lopinion de Scipion Emilien.

A ce sujet, il faut encore une fois se référer à Diod. 34, 33, 5: favoriser lunité du peuple romain tout en exerçant un gouvernement digne dhonneurs et déloges à légard des peuples soumis constituent les meilleurs moyens dassurer la conservation durable ou lextension dune hégémonie, cest-à-dire pas seulement laÜxhsij, mais aussi la diamon", comme le dit Diodore. Il sagit là dune protestation contre le despotisme. Polybe, lui, croit devoir se soumettre aux nécessités. Une telle résignation ne se comprend évidemment que comme une conséquence de la conception pessimiste déjà évoquée, qui développe lidée dune décadence de lEmpire romain (p.8). Cest aussi cette vision des choses qui provoqua les pleurs de Scipion lors de la destruction de Carthage et qui le poussa à modifier la prière de lustration à lépoque où il fut censeur, en 141. Jusque là, on priait les Dieux ut populi Romani res meliores amplioresque facerent. Mais lui-même disait au contraire: Satis bonae et magnae sunt; itaque precor ut eas perpetuo incolumes servent (Val. Max. 4, 1, 10).

Les raisonnements des diafrontej tÍ fron"sei (Diod. 34, 33, 4) hostiles au despotisme ont été repris par Salluste dans les mémoires quil adressa à César. Dans le mémoire de lannée 50, déjà, il résume par les phrases suivantes le résultat des études historiques approfondies quil a mené sur lessence dun imperium (de r. p. 2, 10, 3): atque ego in ea vita multa legendo atque audiendo ita comperi, omnia regna, item civitates et nationes usque eo prosperum imperium habuisse, dum apud eos vera consilia valuerunt: ubicumque gratia timor voluptas ea corrupere, post paulo inminutae opes, deinde ademptum imperium, postremo servitus imposita est. Le mémoire de lannée 46 exprimera de façon particulièrement précise ce quil entend par vera consilia (de r. p. 1, 1, 5): plerique rerum potentes perverse consulunt et eo se munitiores putant, quo illei quibus imperitant nequiores fuere, at contra id eniti decet, cum ipse bonus atque strenuus sis, uti quam optumis imperites. On peut comparer ce texte à Diod. 34, 33, 4: oÙ gr ™k tÁj llwn sqeneaj krinan qewresqai. tn tÁj `Rèmhj scÚn, ll ™k toà fanesqai tîn meglwn mezona. Salluste remarque ensuite (1, 1, 8) quil est plus difficile de protéger lEtat par une bonne paix que par des victoires à la guerre. Il souhaite de la pax (3, 1) ut quam iustissima et diuturna sit. Il y ajoute cette considération générale: equidem ego cuncta imperia crudelia magis acerba quam diuturna arbitror, neque quemquam multis metuendum esse, quin ad eum ex multis formido reccidat. Plus loin 3, 3: contra qui benignitate et clementia imperium temperavere iis laeta et candida omnia visa, etiam hostes aequiores quam aliis cives. Quand il en arrive aux propositions pratiques, il fait encore une fois voir à César, en 5, 2, combien la chose est sérieuse: ego sic existimo: quoniam orta omnia intereunt, qua tempestate urbi Romanae fatum excidii adventarit, civis cum civibus manus conserturos, ita defessos et exsanguis regi aut nationi praedae futuros. aliter non orbis terrarum neque cunctae gentes conglobatae movere aut contundere queunt hoc imperium. firmanda igitur sunt vel concordiae bona et discordiae mala expellenda. Ca nest pas autre chose quune variation sur le sombre avertissement de Polybe 6, 57, qui commence par ces mots: "Oti mn oân p©si toj oâsin ØpÒkeitai fqor ka metabol scedÕn oÙ prosde lÒgwn: kan gr tÁj fÚsewj ngkh parastÁsai tn toiaÚthn pstin.

A lépoque où Salluste écrivait ces mots, cela faisait tout juste 100 ans que Scipion Emilien, debout sur les ruines de Carthage, sétait entretenu avec Polybe du fatum excidii qui planait également sur Rome (Pol. 38, 22, 3). Après tout ce que les Romains avaient vécu depuis ce temps-là, Salluste pouvait déjà se faire une idée plus précise de la manière avec laquelle le destin était susceptible de saccomplir. Malgré tout, il ne sabandonnait pas au pessimisme désespéré de Scipion Emilien. Il croyait au contraire quune décision libre pouvait briser cette fatalité; il suffisait seulement de susciter la concordia. Mais la concordia, cest précisément le concept que Nasica avait placé au centre de ses préoccupations, comme un axe autour duquel gravitait toute sa politique: Carthage devait subsister pour que la concordia pût simposer. Salluste, il est vrai, envisageait de tout autres moyens pour létablir, car il avait affaire à une toute autre situation. Pour nous, il ne sagissait ici que de montrer dans quelle mesure les fondements conceptuels de son attitude politique étaient semblables à ceux qui pénétraient la pensée politique régnant à lépoque de Scipion. De par leur nature - ce sont des documents de politique appliquée - les mémoires de Salluste nous offrent un portrait bienvenu de la manière avec laquelle certains hommes dEtat romains pouvaient penser et pratiquer la politique. Ils nous permettent ainsi de nous forger quelques idées sur les temps anciens.

V.

Toute lantique discussion sur la destruction de Carthage part du principe que cette cité représente un danger pour Rome. Certains chercheurs modernes ne partagent pas cet avis. Mommsen déclare (R.G. II 22): " Il semble que la politique de Caton trouva des partisans chez les hommes dEtat qui désiraient soumettre les territoires doutre-mer à une dépendance directe de Rome, mais aussi et surtout chez certains banquiers très influents et grands commerçants auxquels devaient échoir les richesses commerciales et financières de la ville, une fois celle-ci détruite. " Kahrstedt, 616, rejette avec raison cette motivation basée sur la convoitise mercantile, puisquelle nest pas confirmée par les sources dont on dispose. Mais que Carthage ait pu menacer de quelque manière une grande puissance comme Rome, voilà une chose à laquelle " Caton na pas cru lui non plus, car, en vieux praticien de la politique, il ne pouvait pas être aussi irréaliste et inexpérimenté que ça. " En réalité, Caton voulait éviter que Massinissa ne semparât de Carthage et quil élevât ainsi son royaume au rang de puissance seconde. Massinissa " était allé plus loin que Rome ne lavait souhaité et il ne fallait pas quil achevât loeuvre pour laquelle il avait vécu. " Gsell III 329, Ferguson, Journ. of Rom. Stud. 11, 98 et Schur, R.E. XIV 2163 se rangent à lavis de Kahrstedt. Hohl, par contre (Nieses Grundriss d. R.G. 161), se limite à cette simple constatation: " Les Romains avaient acquis la conviction que lépanouissement de Carthage était contraire à leurs intérêts et que, maintenant (après lanéantissement du royaume de Macédoine), ils navaient plus à prendre dégards avec elle. " Pour lui (162), Nasica nest que le porte-parole de la majorité du Sénat qui cherche une justification solide devant les Dieux et les hommes pour déclarer la guerre à Carthage et, partant, lanéantir. J. Carcopino (La république Romaine de 133 av. J.-C. à la mort de César, 1929) suit Gsell, en 129, mais il veut tout particulièrement souligner, en 59, 58, que Rome décréta la guerre lannée qui suivit le dernier paiement des dommages de guerre. Rome négorgeait ses moutons quaprès les avoir tondu. Comme nous lavons déjà remarqué (p.17), Gsell III 331 juge puériles les idées de Nasica et, en 354, il parle dune " comédie de Caton*  ", lorsque celui-ci répète sans cesse sa requête. Il estime, en 331, 4, quà cette époque il nexistait aucun Etat dans le monde méditerranéen qui pouvait vraiment empêcher les Romains dabuser de leur puissance. Si Nasica avait vraiment voulu se servir de Carthage pour effrayer Rome, il aurait dû souhaiter que Massinissa sen emparât. Gsell III 329 croit pouvoir étayer lhypothèse Massinissa par ce passage dAppien Lib. 61, déjà cité p.13, qui nous présente un discours prononcé au Sénat en 201; discours où lidée de livrer Carthage à Massinissa, après sa conquête, est considéré comme une mauvaise solution. Nous admettrons volontiers que cette question a bien été abordée en 201, mais il faut voir quil ne sagit pas, dans ce texte, dune conquête par Massinissa, mais de lidée que continuer la guerre jusquà la prise de la ville ne serait pas payant pour Rome. App. 94 raconte que Massinissa sirrita, en 149, de ce que le gouvernement romain, contrairement à son habitude, ne lavait pas informé de ses plans contre Carthage. Massinissa pensa alors quaprès lavoir laissé mettre Carthage à genoux, Rome comptait se réserver la victoire finale. En examinant le contexte, il apparaît que les consuls ne croyaient pas Carthage capable dune résistance sérieuse et considéraient donc, pour cette première raison, que laide de Massinissa serait superflue. La création de la province dAfrique prouve en effet que Rome ne souhaitait plus agrandir lempire numide. Tout cela ne peut se comprendre quà partir dune politique cherchant à éliminer tout fÒboj. Mais, sil sétait seulement agit pour Caton et son parti déviter que Massinissa ne semparât de Carthage, il y aurait eu vraisemblablement pour ça dautres moyens, et plus simples, que la destruction (Tite-Live 42, 29, 9).

Polybe nous dit très clairement, en 36, 9, 4 (voir plus haut p.8, note 26) comment les sénateurs romains voyaient la situation. Carthage était pour eux un Etat qui avait maintes fois affronté Rome pour la domination du monde et qui, aujourdhui encore, si une occasion favorable se présentait (sÚn kairù), serait capable de reprendre un tel combat. Ils savaient aussi, évidemment, que lisolement de Carthage la rendait incapable de se mesurer avec Rome; il ny avait donc pas à en discuter. Seul comptait le problème du kairÒj. Le kairÒj, cest le moment où la bonne fortune de Rome commencerait à vaciller (sicubi populo Romano sua fortuna labet, disait-on en 171 au sein du conseil de guerre de Persée, Tite-Live 42, 50, 7). Hannibal avait espéré cet instant (Tite-Live 34, 62, 6). Persée sallia lui aussi à Carthage (Tite-Live 41, 22, 2; 42, 24, 3) et les Carthaginois déclenchèrent leur action contre Massinissa, en 152, lorsquils crurent les Romains retenus en Espagne (Appien Lib. 68). Les succès légendaires du pseudo-Philippe en Macédoine, en 149, montraient ce quil était possible de réaliser en Orient (Pol. 36, 10, 5). Caton, en 167, soulignait déjà ouvertement à quel point les sympathies du monde non-romain sétaient portées sur Persée lors de la guerre qui venait juste de se terminer (Aulu-Gelle N.A. 6, 3, 16). Il est tout à fait compréhensible que même les sénateurs les plus expérimentés fussent tourmentés par linquiétude de voir Rome soudainement forcée de faire la guerre dans plusieurs régions lointaines en même temps. Cette possibilité était dautant plus inquiétante que les forces internes de lEtat romain avaient décliné par rapport à ce quelles étaient au temps dHannibal. La longueur de la 3ème guerre punique justifiait complètement ces craintes. Même désarmée, Carthage développait une très grande capacité de résistance, alors quil fallait aussi mobiliser des armées en Espagne et en Macédoine. En lannée 148, la situation était tellement favorable aux Carthaginois que ceux-ci promirent au pseudo-Philippe de largent et des navires. Ils nourrirent même lespoir de rallier à leur cause deux des fils de Massinissa: Mikipsa et Mastanabal (App. Lib. 111).

En lan 217, déjà, Agelaos, le perspicace Etolien, prophétisait que le vainqueur de la lutte acharnée opposant Rome à Carthage dépasserait les sphères connues jusque là (pra toà dontoj), et il voyait déjà les nuages venus de lOuest (Pol. 5, 104, 10. 9, 37, 10) monter dans le ciel de la méditerranée orientale (Pol. 5, 104, 3. Voir Holleaux, Rome, la Grèce et les monarchies hellénistiques 18, 2. 271, 3). La paix de 201 conduirait inévitablement les Romains " à vouloir conquérir le tout " (Pol. 3, 2, 6 nnoian scen tÁj tîn Ólwn ™pibolÁj). Quelques décennies après seulement, des gens comme Caton et Nasica comprenaient que la république romaine, engagée sur le chemin de la domination du monde, entrait dans une crise grave. Les destructions brutales commises en lan 146 furent un aveu de faiblesse et dinaptitude à construire quelque chose de neuf. Bien sûr, lopinion publique romaine naurait pas accepté que lon portât un tel jugement sur ce qui se passait. Elle considérait plutôt que limperium romain sur le monde apporterait la pax romana, lui rendant ainsi le meilleur des services, au sens classiquement exprimé par Virgile dans les vers suivants:

Tu regere imperio populos Romane memento -

Haec tibi erunt artes - pacique imponere morem,

Parcere subiectis et debellare superbos.

Les destructions faisaient partie de la rubrique " debellare superbos ". Ciceron déclare, en 163, dans un discours adressé au peuple (leg. agr. 2, 87): Deleta Carthago est, quod cum hominum copiis, tum ipsa natura ac loco, succincta portibus, armata muris, excurrere ex Africa, imminere duabus fructuosissimis insulis populi Romani videbatur. Il nexprimait pas seulement là lopinion officielle. Il approuve personnellement, off. 1, 35, la destruction de Carthage et de Numance, regrettant seulement celle de Corinthe. Pour se justifier, il affirme: Mea quidem sententia paci, quae nihil habitura sit insidiarum, semper est consulendum. Si lon voulait la paix, il fallait éliminer toute possibilité dinsidia. Cétait lavis de Caton et de Scipion Emilien. Tacite a magnifiquement résumé le point de vue des victimes dans la bouche de ladversaire barbare de son beau-père (Agr. 30): auferre, trucidare, rapere falsis nominibus imperium atque ubi solitudinem faciunt, pacem appellant. Nous, qui sommes capables de jeter un regard synthétique sur lhistoire de la domination romaine sur le monde, pouvons reconnaître dans ce mot de " désert " une vérité bien plus profonde que ne voulait lexprimer son auteur. Nous savons aussi combien la croissance de lEmpire développe en elle le germe de sa propre mort, comment la croissance du pouvoir pourrit la substance même de sa force, puisquon ne voyait sortir de la masse des peuples opprimés aucune nation nouvelle capable de se défendre. En considération de cette perspective historique aux dimensions mondiales, il faut se souvenir que lhomme le plus remarquable de Rome (Münzer, Röm. Adelsparteien 251) sest opposé de toutes ses forces au courant général qui détermina lune des plus grandes décisions que la politique romaine ait eu à prendre. Nous ne voulons pas surestimer la conscience quil avait de la portée de ses actes. Il nagissait pas en défenseur dune culture antique dont le développement était menacé par la brutalité destructrice de Rome, mais uniquement en considération du strict intérêt romain. Il est certain quil accordait plus de valeur à la guérison de cet Etat communeautaire quétait Rome quà lextension de son Empire, et lactivité quil mena en Grèce, en 149, nous laisse entrevoir le contexte plus vaste dans lequel il inscrivait la question carthaginoise. On ne sait pas encore à quel point les idées exprimées par Diodore en 34, 33, 4 étaient déjà les siennes; mais il ne fait aucun doute que les générations suivantes lhonoraient déjà comme sil en était lauteur.

Francfort / M. Matthias Gelzer