--- ATTENTION : CONSERVEZ CETTE LICENCE SI VOUS REDISTRIBUEZ CE FICHIER --- License ABU -=-=-=-=-=- Version 1.1, Aout 1999 Copyright (C) 1999 Association de Bibliophiles Universels http://abu.cnam.fr/ abu@cnam.fr La base de textes de l'Association des Bibliophiles Universels (ABU) est une oeuvre de compilation, elle peut être copiée, diffusée et modifiée dans les conditions suivantes : 1. Toute copie à des fins privées, à des fins d'illustration de l'enseignement ou de recherche scientifique est autorisée. 2. Toute diffusion ou inclusion dans une autre oeuvre doit a) soit inclure la presente licence s'appliquant a l'ensemble de la diffusion ou de l'oeuvre dérivee. b) soit permettre aux bénéficiaires de cette diffusion ou de cette oeuvre dérivée d'en extraire facilement et gratuitement une version numérisée de chaque texte inclu, muni de la présente licence. Cette possibilité doit être mentionnée explicitement et de façon claire, ainsi que le fait que la présente notice s'applique aux documents extraits. c) permettre aux bénéficiaires de cette diffusion ou de cette oeuvre dérivée d'en extraire facilement et gratuitement la version numérisée originale, munie le cas échéant des améliorations visées au paragraphe 6, si elles sont présentent dans la diffusion ou la nouvelle oeuvre. Cette possibilité doit être mentionnée explicitement et de façon claire, ainsi que le fait que la présente notice s'applique aux documents extraits. Dans tous les autres cas, la présente licence sera réputée s'appliquer à l'ensemble de la diffusion ou de l'oeuvre dérivée. 3. L'en-tête qui accompagne chaque fichier doit être intégralement conservée au sein de la copie. 4. La mention du producteur original doit être conservée, ainsi que celle des contributeurs ultérieurs. 5. Toute modification ultérieure, par correction d'erreurs, additions de variantes, mise en forme dans un autre format, ou autre, doit être indiquée. L'indication des diverses contributions devra être aussi précise que possible, et datée. 6. Ce copyright s'applique obligatoirement à toute amélioration par simple correction d'erreurs ou d'oublis mineurs (orthographe, phrase manquante, ...), c'est-à-dire ne correspondant pas à l'adjonction d'une autre variante connue du texte, qui devra donc comporter la présente notice. ----------------------- FIN DE LA LICENCE ABU -------------------------------- --- ATTENTION : CONSERVEZ CET EN-TETE SI VOUS REDISTRIBUEZ CE FICHIER --- <IDENT chef> <IDENT_AUTEURS balzach> <IDENT_COPISTES bretjp> <ARCHIVE http://www.abu.org/> <VERSION 2> <DROITS 0> <TITRE Le chef-d'oeuvre inconnu> <GENRE prose> <AUTEUR Balzac, Honoré de> <COPISTE Jean-Paul Bret (jpbret@dialup.francenet.fr)> <NOTESPROD> </NOTESPROD> ----------------------- FIN DE L'EN-TETE -------------------------------- ------------------------- DEBUT DU FICHIER chef2 --------------------------------A UN LORD
I
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GILLETTE
Vers la fin de l'année 1612, par une froide matinée de décembre, un jeune
homme dont le vêtement était de très mince apparence, se promenait devant la
porte d'une maison située rue des Grands- Augustins, à Paris. Après avoir assez
longtemps marché dans cette rue avec l'irrésolution d'un amant qui n'ose se
présenter chez sa première maîtresse, quelque facile qu'elle soit, il finit par
franchir le seuil de cette porte, et demanda si maître François PORBUS était en
son logis. Sur la réponse affirmative que lui fit une vieille femme occupée à
balayer une salle basse, le jeune homme monta lentement les degrés, et s'arrêta
de marche en marche, comme quelque courtisan de fraîche date, inquiet de
l'accueil que le roi va lui faire. Quand il parvint en haut de la vis, il
demeura pendant un moment sur le palier, incertain s'il prendrait le heurtoir
grotesque qui ornait la porte de l'atelier où travaillait sans doute le peintre
de Henri IV délaissé pour Rubens par Marie de Médicis. Le jeune homme éprouvait
cette sensation profonde qui a dû faire vibrer le coeur des grands artistes
quand, au fort de la jeunesse et de leur amour pour l'art, ils ont abordé un
homme de génie ou quelque chef-d'oeuvre. Il existe dans tous les sentiments
humains une fleur primitive, engendrée par un noble enthousiasme qui va toujours
faiblissant jusqu'à ce que le bonheur ne soit plus qu'un souvenir et la gloire
un mensonge. Parmi ces émotions fragiles, rien ne ressemble à l'amour comme la
jeune passion d'un artiste commençant le délicieux supplice de sa destinée de
gloire et de malheur, passion pleine d'audace et de timidité, de croyances
vagues et de découragements certains. A celui qui léger d'argent, qui adolescent
de génie, n'a pas vivement palpité en se présentant devant un maître, il
manquera toujours une corde dans le coeur, je ne sais quelle touche de pinceau,
un sentiment dans l'oeuvre, une certaine expression de poësie. Si quelques
fanfarons bouffis d'eux-mêmes croient trop tôt à l'avenir, ils ne sont gens
d'esprit que pour les sots. A ce compte, le jeune inconnu paraissait avoir un
vrai mérite, si le talent doit se mesurer sur cette timidité première, sur cette
pudeur indéfinissable que les gens promis à la gloire savent perdre dans
l'exercice de leur art, comme les jolies femmes perdent la leur dans le manège
de la coquetterie. L'habitude du triomphe amoindrit le doute, et la pudeur est
un doute peut-être.
Accablé de misère et surpris en ce moment de son outrecuidance, le pauvre
néophyte ne serait pas entré chez le peintre auquel nous devons l'admirable
portrait de Henri IV, sans un secours extraordinaire que lui envoya le hasard.
Un vieillard vint à monter l'escalier. A la bizarrerie de son costume, à la
magnificence de son rabat de dentelle, à la prépondérante sécurité de la
démarche, le jeune homme devina dans ce personnage ou le protecteur ou l'ami du
peintre; il se recula sur le palier pour lui faire place, et l'examina
curieusement, espérant trouver en lui la bonne nature d'un artiste ou le
caractère serviable des gens qui aiment les arts; mais il aperçut quelque chose
de diabolique dans cette figure, et surtout ce je ne sais quoi qui
affriande les artistes. Imaginez un front chauve, bombé, proéminent, retombant
en saillie sur un petit nez écrasé, retroussé du bout comme celui de Rabelais ou
de Socrate; une bouche rieuse et ridée, un menton court, fièrement relevé, garni
d'une barbe grise taillée en pointe, des yeux vert de mer ternis en apparence
par l'âge, mais qui par le contraste du blanc nacré dans lequel flottait la
prunelle devaient parfois jeter des regards magnétiques au fort de la colère ou
de l'enthousiasme. Le visage était d'ailleurs singulièrement flétri par les
fatigues de l'âge, et plus encore par ces pensées qui creusent également l'âme
et le corps. Les yeux n'avaient plus de cils, et à peine voyait-on quelques
trace de sourcils au-dessus de leurs arcades saillantes. Mettez cette tête sur
un corps fluet et débile, entourez-la d'une dentelle étincelante de blancheur,
et travaillée comme une truelle à poisson, jetez sur le pourpoint noir du
vieillard une lourde chaîne d'or, et vous aurez une image imparfaite de ce
personnage auquel le jour faible de l'escalier prêtait encore une couleur
fantastique. Vous eussiez dit d'une toile de Rembrandt marchant silencieusement
et sans cadre dans la noire atmosphère que s'est appropriée ce grand peintre. Le
vieillard jeta sur le jeune homme un regard empreint de sagacité, frappa trois
coups à la porte, et dit à un homme valétudinaire, âgé de quarante ans environ,
qui vint ouvrir : -- Bonjour, maître.
PORBUS s'inclina respectueusement, il laissa entrer le jeune homme en le
croyant amené par le vieillard et s'inquiéta d'autant moins de lui que le
néophyte demeura sous le charme que doivent éprouver les peintres- nés à
l'aspect du premier atelier qu'ils voient et où se révèlent quelques-uns des
procédés matériels de l'art. Un vitrage ouvert dans la voûte éclairait l'atelier
de maître Porbus. Concentré sur une toile accrochée au chevalet, et qui n'était
encore touchée que de trois ou quatre traits blancs, le jour n'atteignait pas
jusqu'aux noires profondeurs des angles de cette vaste pièce; mais quelques
reflets égarés allumaient dans cette ombre rousse une paillette argentée au
ventre d'une cuirasse de reître suspendue à la muraille, rayaient d'un brusque
sillon de lumière la corniche sculptée et cirée d'un antique dressoir chargé de
vaisselles curieuses, où piquaient de points éclatants la trame grenue de
quelques vieux rideaux de brocart d'or aux grands plis cassés, jetés là comme
modèle. Des écorchés de plâtre, des fragments et des torses de déesses antiques,
amoureusement polis par les baisers des siècles, jonchaient les tablettes et les
consoles. D'innombrables ébauches, des études aux trois crayons, à la sanguine
ou à la plume, couvraient les murs jusqu'au plafond. Des boîtes à couleurs, des
bouteilles d'huile et d'essence, des escabeaux renversés ne laissaient qu'un
étroit chemin pour arriver sous l'auréole que projetait la haute verrière dont
les rayons tombaient à plein sur la pâle figure de Porbus et sur le crâne
d'ivoire de l'homme singulier. L'attention du jeune homme fut bientôt
exclusivement acquise à un tableau qui, par ce temps de trouble et de
révolutions, était déjà devenu célèbre, et que visitaient quelques-uns de ces
entêtés auxquels on doit la conservation du feu sacré pendant les jours mauvais.
Cette belle page représentait une Marie égyptienne se disposant à payer
le passage du bateau. Ce chef-d'oeuvre, destiné à Marie de Médicis, fut vendu
par elle aux jours de sa misère.
-- Ta sainte me plaît, dit le vieillard à Porbus, et je te la paierais dix
écus d'or au-delà du prix que donne la reine; mais aller sur ses brisées ?... Du
Diable !
-- Vous la trouvez bien ?
-- Heu ! heu ! fit le vieillard, bien ?... Oui et non. Ta bonne femme n'est
pas mal troussée, mais elle ne vit pas. Vous autres, vous croyez avoir tout fait
lorsque vous avez dessiné correctement une figure et mis chaque chose à sa place
d'après les lois de l'anatomie ! Vous colorez ce linéament avec un ton de chair
fait d'avance sur votre palette en ayant soin de tenir un côté plus sombre que
l'autre, et parce que vous regardez de temps en temps une femme nue qui se tient
debout sur une table, vous croyez avoir copié la nature, vous vous imaginez être
des peintres et avoir dérobé le secret de Dieu !... Prrr ! Il ne suffit pas pour
être un grand poëte de savoir à fond la syntaxe et de ne pas faire de faute de
langue ! Regarde ta sainte, Porbus ! Au premier aspect, elle semble admirable;
mais au second coup d'oeil on s'aperçoit qu'elle est collée au fond de la toile
et qu'on ne pourrait pas faire le tour de son corps. C' est une silhouette qui
n'a qu'une seule face, c'est une apparence découpée, une image qui ne saurait se
retourner, ni changer de position. Je ne sens pas d'air entre ce bras et le
champ du tableau; l'espace et la profondeur manquent; cependant tout est bien en
perspective et la dégradation aérienne est exactement observée. mais, malgré de
si louables efforts, je ne saurais croire que ce beau corps soit animé par le
tiède souffle de la vie. Il me semble que si je portais la main sur cette gorge
d'une si ferme rondeur, je la trouverais froide comme du marbre ! Non, mon ami,
le sang ne court pas sous cette peau d'ivoire, l'existence ne gonfle pas de sa
rosée de pourpre les veines et les fibrilles qui s'entrelacent en réseaux sous
la transparence ambrée des tempes et de la poitrine. Cette place palpite, mais
cette autre est immobile, la vie et la mort luttent dans chaque détail : ici
c'est une femme, là une statue, plus loin un cadavre. Ta création est
incomplète. Tu n'as pu souffler qu'une portion de ton âme à ton oeuvre chérie.
Le flambeau de Prométhée s'est éteint plus d'une fois dans tes mains, et
beaucoup d'endroits de ton tableau n'ont pas été touchés par la flamme céleste.
-- Mais pourquoi, mon cher maître ? dit respectueusement Porbus au vieillard
tandis que le jeune homme avait peine à réprimer une forte envie de le battre.
-- Ah ! Voilà, dit le petit vieillard. Tu as flotté indécis entre les deux
systèmes, entre le dessin et la couleur, entre le flegme minutieux, la raideur
précise des vieux maîtres allemands et l'ardeur éblouissante, l'heureuse
abondance des maîtres italiens. Tu as voulu imiter à la fois Hans Holbein et
Titien, Albrecht Dürer et Paul Véronèse. Certes c'était là une magnifique
ambition ! Mais qu'est-il arrivé ? Tu n'as eu ni le charme sévère de la
sécheresse, ni les décevantes magies du clair-obscur. Dans cet endroit, comme un
bronze en fusion qui crève son trop faible moule, la riche et blonde couleur du
Titien a fait éclater le maigre contour d'Albrecht Dürer où tu l'avais coulée.
Ailleurs, le linéament a résisté et contenu les magnifiques débordements de la
palette vénitienne. Ta figure n'est ni parfaitement dessinée, ni parfaitement
peinte, et porte partout les traces de cette malheureuse indécision. Si tu ne te
sentais pas assez fort pour fondre ensemble au feu de ton génie les deux
manières rivales, il fallait opter franchement entre l'une ou l'autre, afin
d'obtenir l'unité qui simule une des conditions de la vie. Tu n'es vrai que dans
les milieux, tes contours sont faux, ne s'enveloppent pas et ne promettent rien
par derrière. Il y a de la vérité ici, dit le vieillard en montrant la poitrine
de la sainte. -- Puis, ici, reprit-il en indiquant le point où sur le tableau
finissait l'épaule. -- Mais là, fit-il en revenant au milieu de la gorge, tout
est faux. N'analysons rien, ce serait faire ton désespoir.
Le vieillard s'assit sur une escabelle, se tint la tête dans les mains et
resta muet.
-- Maître, lui dit Porbus, j'ai cependant bien étudié sur le nu cette gorge;
mais, pour notre malheur, il est des effets vrais dans la nature qui ne sont
plus probables sur la toile.
-- La mission de l'art n'est pas de copier la nature, mais de l'exprimer ! Tu
n'es pas un vil copiste, mais un poëte ! s'écria vivement le vieillard en
interrompant Porbus par un geste despotique. Autrement un sculpteur serait
quitte de tous ses travaux en moulant une femme ! Hé ! Bien ! Essaye de mouler
la main de ta maîtresse et de la poser devant toi, tu trouveras un horrible
cadavre sans aucune ressemblance, et tu seras forcé d'aller trouver le ciseau de
l'homme qui, sans te la copier exactement, t'en figurera le mouvement et la vie.
Nous avons à saisir l'esprit, l'âme, la physionomie des choses et des êtres. Les
effets ! les effets! mais ils sont les accidents de la vie et non la vie. Une
main, puisque j'ai pris cet exemple, une main ne tient pas seulement au corps,
elle exprime et continue une pensée qu'il faut saisir et rendre. Ni le peintre,
ni le poëte, ni le sculpteur ne doivent séparer l'effet de la cause qui sont
invinciblement l'un dans l'autre ! La véritable lutte est là ! Beaucoup de
peintres triomphent instinctivement sans connaître ce thème de l'art. Vous
dessinez une femme, mais vous ne la voyez pas! Ce n'est pas ainsi que l'on
parvient à forcer l'arcane de la nature. Votre main reproduit, sans que vous y
pensiez, le modèle que vous avez copié chez votre maître. Vous ne descendez pas
assez dans l'intimité de la forme, vous ne la poursuivez pas avec assez d'amour
et de persévérance dans ses détours et dans ses fuites. La beauté est une chose
sévère et difficile qui ne se laisse point atteindre ainsi, il faut attendre ses
heures, l'épier, la presser et l'enlacer étroitement pour la forder à se rendre.
La Forme est un Protée bien plus insaisissable et plus fertile en replis que le
Protée de la fable, ce n'est qu'après de longs combats qu'on peut la contraindre
à se montrer sous son véritable aspect; vous autres ! vous vous contentez de la
première apparence qu'elle vous livre, ou tout au plus de la seconde, ou de la
troisième; ce n'est pas ainsi qu'agissent les victorieux lutteurs ! Ces peintres
invaincus ne se laissent pas tromper à tous ces faux-fuyants, ils persévèrent
jusqu'à ce que la nature en soit réduite à se montrer toute nue et dans son
véritable esprit. Ainsi a procédé Raphaël, dit le vieillard en ôtant son bonnet
de velours noir pour exprimer le respect que lui inspirait le roi de l'art, sa
grande supériorité vient du sens intime qui, chez lui, semble vouloir briser la
Forme. La Forme est, dans ses figures, ce qu'elle est chez nous, un truchement
pour se communiquer des idées, des sensations, une vaste poësie. Toute figure
est un monde, un portrait dont le modèle est apparu dans une vision sublime,
teint de lumière, désigné par une voix intérieure, dépouillé par un doigt
céleste qui a montré, dans le passé de toute une vie, les sources de
l'expression. Vous faites à vos femmes de belles robes de chair, de belles
draperies de cheveux, mais ou est le sang, qui engendre le calme ou la passion
et qui cause des effets particuliers. Ta sainte est une femme brune, mais ceci,
mon pauvre Porbus, est d'une blonde ! Vos figures sont alors de pâles fantômes
colorés que vous nous promenez devant les yeux, et vous appelez cela de la
peinture et de l'art. Parce que vous avez fait quelque chose qui ressemble plus
à une femme qu'à une maison, vous pensez avoir touché le but, et, tout fiers de
n'être plus obligés d'écrire à coté de vos figures, currus venustus ou
pulcher homo, comme les premiers peintres, vous vous imaginez être des
artistes merveilleux ! Ha ! ha ! vous n'y êtes pas encore, mes braves
compagnons, il vous faudra user bien des crayons, couvrir bien des toiles avant
d'arriver. Assurément, une femme porte sa tête de cette manière, elle tient sa
jupe ainsi, ses yeux s'alanguissent et se fondent avec cet air de douceur
résignée, l'ombre palpitante des cils flotte ainsi sur les joues ! C'est cela,
et ce n'est pas cela. Qu'y manque-t-il ? un rien, mais ce rien est tout. Vous
avez l'apparence de la vie, mais vous n'exprimez pas son trop-plein qui déborde,
ce je ne sais quoi qui est l'âme peut-être et qui flotte nuageusement sur
l'enveloppe; enfin cette fleur de vie que Titien et Raphaël ont surprise. En
partant du point extrême ici vous arrivez, on ferait peut-être d'excellente
peinture; mais vous vous lassez trop vite. Le vulgaire admire, et le vrai
connaisseur sourit. 0 Mabuse, ô mon maître, ajouta ce singulier personnage, tu
es un voleur, tu as emporté la vie avec toi ! - A cela près, reprit-il, cette
toile vaut mieux que les peintures de ce faquin de Rubens avec ses montagnes de
viandes flamandes, saupoudrées de vermillon, ses ondées de chevelures rousses,
et son tapage de couleurs. Au moins, avez-vous là couleur, sentiment et dessin,
les trois parties essentielles de l'Art.
-- Mais cette sainte est sublime, bon homme ! s'écria d'une voix forte le
jeune homme en sortant d'une rêverie profonde. Ces deux figures, celle de la
sainte et celle du batelier, ont une finesse d'intention ignorée des peintres
italiens, je n'en sais pas un seul qui eût inventé l'indécision du batelier.
-- Ce petit drôle est-il à vous ? demanda Porbus au vieillard.
-- Hélas ! maître, pardonnez à ma hardiesse, répondit le néophyte en
rougissant. Je suis inconnu, barbouilleur d'instinct, et arrivé depuis peu dans
cette ville, source de toute science.
-- A l'oeuvre ! lui dit Porbus en lui présentant un crayon rouge et une
feuille de papier.
L'inconnu copia lestement la Marie au trait.
-- Oh ! oh ! s'écria le vieillard. Votre nom ?
Le jeune homme écrivit au bas Nicolas Poussin.
-- Voilà qui n'est pas mal pour un commençant, dit le singulier personnage
qui discourait si follement. Je vois que l'on peut parler peinture devant toi.
Je ne te blâme pas d'avoir admiré la sainte de Porbus. C'est un chef-d'oeuvre
pour tout le monde, et les initiés aux plus profonds arcanes de l'art peuvent
seuls découvrir en quoi elle pèche. Mais puisque tu es digne de la leçon, et
capable de comprendre, je vais te faire voir combien peu de chose il faudrait
pour compléter cette oeuvre. Sois tout oeil et tout attention, une pareille
occasion de t'instruire ne se représentera peut-être jamais. Ta palette, Porbus
?
Porbus alla chercher palette et pinceaux. Le petit vieillard retroussa ses
manches avec un mouvement de brusquerie convulsive, passa son pouce dans la
palette diaprée et chargée de tons que Porbus lui tendait; il lui arracha des
mains plutôt qu'il ne les prit une poignée de brosses de toutes dimensions, et
sa barbe taillée en pointe se remua soudain par des efforts menaçants qui
exprimaient le prurit d'une amoureuse fantaisie. Tout en chargeant son pinceau
de couleur, il grommelait entre ses dents : -- Voici des tons bons à jeter par
la fenêtre avec celui qui les a composés, ils sont d'une crudité et d'une
fausseté révoltantes, comment peindre avec cela ? Puis il trempait avec une
vivacité fébrile la pointe de la brosse dans les différents tas de couleurs dont
il parcourait quelquefois la gamme entière plus rapidement qu'un organiste de
cathédrale ne parcourt l'étendue de son clavier à l'O Filii de Pâques.
Porbus et Poussin se tenaient immobiles chacun d'un côté de la toile, plongés
dans la plus véhémente contemplation.
-- Vois-tu, jeune homme, disait le vieillard sans se détourner, vois-tu comme
au moyen de trois ou quatre touches et d'un petit glacis bleuâtre, on pouvait
faire circuler l'air autour de la tête de cette pauvre sainte qui devait
étouffer et se sentir prise dans cette atmosphère épaisse ! Regarde comme cette
draperie voltige à présent et comme on comprend que la brise la soulève !
Auparavant elle avait l'air d'une toile empesée et soutenue par des épingles.
Remarques-tu comme le luisant satiné que je viens de poser sur la poitrine rend
bien la grasse souplesse d'une peau de jeune fille, et comme le ton mélangé de
brun-rouge et d'ocre calciné réchauffe la grise froideur de cette grande ombre
où le sang se figeait au lieu de courir. Jeune homme, jeune homme, ce que je te
montre là, aucun maître ne pourrait te l'enseigner. Mabuse seul possédait le
secret de donner de la vie aux figures. Mabuse n'a eu qu'un élève, qui est moi.
Je n'en ai pas eu, et je suis vieux ! Tu as assez d'intelligence pour deviner le
reste, par ce que je te laisse entrevoir.
Tout en parlant, l'étrange vieillard touchait à toutes les parties du tableau
: ici deux coups de pinceau, là un seul, mais toujours si à propos qu'on aurait
dit une nouvelle peinture, mais une peinture trempée de lumière. Il travaillait
avec une ardeur si passionnée que la sueur se perla sur son front dépouillé; il
allait si rapidement par de petits mouvements si impatients, si saccadés, que,
pour le jeune Poussin il semblait qu'il y eût dans le corps de ce bizarre
personnage un démon qui agissait par ses mains en les prenant fantastiquement
contre le gré de l'homme. L'éclat surnaturel des yeux, les convulsions qui
semblaient l'effet d'une résistance donnaient à cette idée un semblant de vérité
qui devait agir sur une jeune imagination. Le vieillard allait disant : -- paf,
paf, paf ! voila comment cela se beurre, jeune homme ! venez, mes petites
touches, faites-moi roussir ce ton glacial ! Allons donc ! Pon ! Pon ! Pon !
disait-il en réchauffant les parties où il avait signalé un défaut de vie, en
faisant disparaître par quelques plaques de couleur les différences de
tempérament, et rétablissant l'unité de ton que voulait une ardente Egyptienne.
-- Vois-tu, petit, il n'y a que le dernier coup de pinceau qui compte. Porbus
en a donné cent, moi, je n'en donne qu'un. Personne ne nous sait gré de ce qui
est dessous. Sache bien cela !
Enfin ce démon s'arrêta, et se tournant vers Porbus et Poussin muets
d'admiration, il leur dit : -- Cela ne vaut pas encore ma Belle-Noiseuse,
cependant on pourrait mettre son nom au bas d'une pareille oeuvre. Oui, je la
signerais, ajouta-t-il en se levant pour prendre un miroir dans lequel il la
regarda. -- Maintenant, allons déjeuner, dit-il. Venez tous deux à mon logis.
J'ai du jambon fumé, du bon vin ! Hé ! Hé ! malgré le malheur des temps, nous
causerons peinture ! Nous sommes de force. Voici un petit bonhomme, ajouta-t-il
en frappant sur l'épaule de Nicolas Poussin, qui a de la facilité.
Apercevant alors la piètre casaque du Normand, il tira de sa ceinture une
bourse de peau, y fouilla, prit deux pièces d'or, et les lui montrant : --
J'achète ton dessin, dit-il.
-- Prends, dit Porbus à Poussin en le voyant tressaillir et rougir de honte,
car ce jeune adepte avait la fierté du pauvre. Prends donc, il a dans son
escarcelle la rançon de deux rois !
Tous trois, ils descendirent de l'atelier et cheminèrent en devisant sur les
arts, jusqu'à une belle maison de bois, située près du pont Saint- Michel, et
dont les ornements, le heurtoir, les encadrements de croisées, les arabesques
émerveillèrent Poussin. Le peintre en espérance se trouva tout à coup dans une
salle basse, devant un bon feu, prés d'une table chargée de mets appétissants,
et par un bonheur inouï, dans la compagnie de deux grands artistes pleins de
bonhomie.
-- Jeune homme, lui dit Porbus en le voyant ébahi devant un tableau, ne
regardez pas trop cette toile, vous tomberiez dans le désespoir.
C'était l'Adam que fit Mabuse pour sortir de prison où ses créanciers le
retinrent si longtemps. Cette figure offrait, en effet, une telle puissance de
réalité, que Nicolas Poussin commença dés ce moment à comprendre le véritable
sens des confuses paroles dites par le vieillard. Celui-ci regardait le tableau
d'un air satisfait, mais sans enthousiasme, et semblait dire « J'ai fait mieux !
»
-- Il y a de la vie, dit-il. mon pauvre maître s'y est surpassé; mais il
manquait encore un peu de vérité dans le fond de la toile. L'homme est bien
vivant, il se lève et va venir à nous. Mais l'air, le ciel, le vent que nous
respirons, voyons et sentons, n'y sont pas. Puis il n'y a encore là qu'un homme
! Or le seul homme qui soit immédiatement sorti des mains de Dieu, devait avoir
quelque chose de divin qui manque. Mabuse le disait lui-même avec dépit quand il
n'était pas ivre.
Poussin regardait alternativement le vieillard et Porbus avec une inquiète
curiosité. Il s'approcha de celui-ci comme pour lui demander le nom de leur
hôte; mais le peintre se mit un doigt sur les lèvres d'un air de mystère, et le
jeune homme, vivement intéressé, garda le silence, espérant que tôt ou tard
quelque mot lui permettrait de deviner le nom de son hôte, dont la richesse et
les talents étalent suffisamment attestés par le respect que Porbus lui
témoignait, et par les merveilles entassées dans cette salle.
Poussin, voyant sur la sombre boiserie de chêne un magnifique portrait de
femme, s'écria : -- Quel beau Giorgion !
-- Non ! répondit le vieillard, vous voyez un de mes premiers barbouillages !
-- Tudieu ! je suis donc chez le dieu de la peinture, dit naïvement le
Poussin.
Le vieillard sourit comme un homme familiarisé depuis longtemps avec cet
éloge.
-- Maître Frenhofer ! dit Porbus, ne sauriez-vous faire venir un peu de votre
bon vin du Rhin pour moi ?
-- Deux pipes, répondit le vieillard. Une pour m'acquitter du plaisir que
j'ai eu ce matin en voyant ta jolie pécheresse, et l'autre comme un présent
d'amitié.
-- Ah ! si je n'étais pas toujours souffrant, reprit Porbus, et si vous
vouliez me laisser voir votre Belle-Noiseuse, je pourrais faire quelque peinture
haute,large et profonde, où les figures seraient de grandeur naturelle.
-- Montrer mon oeuvre, s'écria le vieillard tout ému. Non, non, je dois la
perfectionner encore. Hier, vers le soir, dit-il, j'ai cru avoir fini. Ses yeux
me semblaient humides, sa chair était agitée. Les tresses de ses cheveux
remuaient. Elle respirait ! Quoique j'aie trouvé le moyen de réaliser sur une
toile plate le relief et la rondeur de la nature, ce matin, au jour, j'ai
reconnu mon erreur. Ah! pour arriver à ce résultat glorieux, j'ai étudié à fond
les grands maîtres du coloris, j'ai analysé et soulevé couche par couche les
tableaux de Titien, ce roi de la lumière; j'ai, comme ce peintre souverain,
ébauché ma figure dans un ton clair avec une pâte souple et nourrie, car l'ombre
n'est qu'un accident, retiens cela, petit. Puis je suis revenu sur mon oeuvre,
et au moyen de demi-teintes et de glacis dont je diminuais de plus en plus la
transparence, j'ai rendu les ombres les plus vigoureuses et jusqu'aux noirs les
plus fouillés; car les ombres des peintres ordinaires sont d'une autre nature
que leurs tons éclairés; c'est du bois, de l'airain, c'est tout ce que vous
voudrez, excepté de la chair dans l'ombre. On sent que si leur figure changeait
de position, les places ombrées ne se nettoieraient pas et ne deviendraient pas
lumineuses. J'ai évité ce défaut où beaucoup d'entre les plus illustres sont
tombés, et chez moi la blancheur se révèle sous l'opacité de l'ombre la plus
soutenue ! Comme une foule d'ignorants qui s'imaginent dessiner correctement
parce qu'ils font un trait soigneusement ébarbé, je n'ai pas marqué sèchement
les bords extérieurs de ma figure et fait ressortir jusqu'au moindre détail
anatomique, car le corps humain ne finit pas par des lignes. En cela les
sculpteurs peuvent plus approcher de la vérité que nous autres. La nature
comporte une suite de rondeurs qui s'enveloppent les unes dans les autres.
Rigoureusement parlant, le dessin n'existe pas ! Ne riez pas, jeune homme !
Quoique singulier que vous paraisse ce mot, vous en comprendrez quelque jour les
raisons. La ligne est le moyen par lequel l'homme se rend compte de l'effet de
la lumière sur les objets; mais il n'y a pas de lignes dans la nature où tout
est plein : c'est en modelant qu'on dessine, c'est-à-dire qu'on détache les
choses du milieu où elles sont, la distribution du jour donne seule l'apparence
au corps ! Aussi, n'ai-je pas arrêté les linéaments, j'ai répandu sur les
contours un nuage de demi-teintes blondes et chaudes qui fait que l'on ne
saurait précisément poser le doigt sur la place où les contours se rencontrent
avec les fonds. De près, ce travail semble cotonneux et paraît manquer de
précision, mais à deux pas, tout se raffermit, s'arrête et se détache; le corps
tourne, les formes deviennent saillantes, l'on sent l'air circuler tout autour.
Cependant je ne suis pas encore content, j'ai des doutes. Peut-être faudrait-il
ne pas dessiner un seul trait, et vaudrait-il mieux attaquer une figure par le
milieu en s'attachant d'abord aux saillies les plus éclairées, pour passer
ensuite aux portions les plus sombres. N'est-ce pas ainsi que procède le soleil,
ce divin peintre de l'univers. Oh ! nature ! nature ! qui jamais t'a surprise
dans tes fuites ! Tenez, le trop de science, de même que l'ignorance, arrive à
une négation. Je doute de mon oeuvre !
Le vieillard fit une pause, puis il reprit : -- Voilà dix ans, jeune homme,
que je travaille; mais que sont dix petites années quand il s'agit de lutter
avec la nature ? Nous ignorons le temps qu'employa le seigneur Pygmalion pour
faire la seule statue qui ait marché !
Le vieillard tomba dans une rêverie profonde, et resta les yeux fixes en
jouant machinalement avec son couteau.
-- Le voila en conversation avec son esprit, dit Porbus à voix basse.
A ce mot, Nicolas Poussin se sentit sous la puissance d'une inexplicable
curiosité d'artiste. Ce vieillard aux yeux blancs, attentif et stupide, devenu
pour lui plus qu'un homme, lui apparut comme un génie fantasque qui vivait dans
une sphère inconnue. Il réveillait mille idées confuses en l'âme. Le phénomène
moral de cette espèce de fascination ne peut pas plus se définir qu'on ne peut
traduire l'émotion excitée par un chant qui rappelle la patrie au coeur de
l'exilé. Le mépris que ce vieil homme affectait d'exprimer pour les plus belles
tentatives de l'art, sa richesse, ses manières, les déférences de Porbus pour
lui, cette oeuvre tenue si longtemps secrète, oeuvre de patience, oeuvre de
génie sans doute, s'il fallait en croire la tête de Vierge que le jeune Poussin
avait si franchement admirée, et qui belle encore, même prés de l'Adam de
Mabuse, attestait le faire impérial d'un des princes de l'art; tout en ce
vieillard allait au delà des bornes de la nature humaine. Ce que la riche
imagination de Nicolas Poussin put saisir de clair et de perceptible en voyant
cet être surnaturel, était une complète image de la nature artiste, de cette
nature folle à laquelle tant de pouvoirs sont confiés, et qui trop souvent en
abuse, emmenant la froide raison, les bourgeois et même quelques amateurs, à
travers mille routes pierreuses, où, pour eux; il n'y a rien; tandis que folâtre
en ces fantaisies, cette fille aux ailes blanches y découvre des épopées, des
châteaux, des oeuvres d'art. Nature moqueuse et bonne, féconde et pauvre !
Ainsi, pour l'enthousiaste Poussin, ce vieillard était devenu, par une
transfiguration subite, l'Art lui-même, l'art avec ses secrets, ses fougues et
ses rêveries.
-- Oui, mon cher Porbus, reprit Frenhofer, il m'a manqué jusqu'à présent de
rencontrer une femme irréprochable, un corps dont les contours soient d'une
beauté parfaite, et dont la carnation... Mais où est-elle vivante, dit-il en
s'interrompant, cette introuvable Vénus des anciens, si souvent cherchée, et de
qui nous rencontrons à peine quelques beautés éparses ? Oh ! pour voir un
moment, une seule fois, la nature divine, complète, l'idéal enfin, je donnerais
toute ma fortune, mais j'irais te chercher dans tes limbes, beauté céleste !
Comme Orphée, je descendrais dans l'enfer de l'art pour en ramener la vie.
-- Nous pouvons partir d'ici, dit Porbus à Poussin, il ne nous entend plus,
ne nous voit plus !
-- Allons à son atelier, répondit le jeune homme émerveillé.
-- Oh ! le vieux reître a su en défendre l'entrée. Ses trésors sont trop bien
gardés pour que nous puissions y arriver. Je n'ai pas attendu votre avis et
votre fantaisie pour tenter l'assaut du mystère.
-- Il y a donc un mystère ?
-- Oui, répondit Porbus. Le vieux Frenhofer est le seul élève que Mabuse ait
voulu faire. Devenu son ami, son sauveur, son père, Frenhofer a sacrifié la plus
grande partie de ses trésors à satisfaire les passions de Mabuse; en échange,
Mabuse lui a légué le secret du relief, le pouvoir de donner aux figures cette
vie extraordinaire, cette fleur de nature, notre désespoir éternel, mais dont il
possédait si bien le faire, qu'un jour, ayant vendu et bu le damas à fleurs avec
lequel il devait s'habiller à l'entrée de Charles-Quint, il accompagna son
maître avec un vêtement de papier peint en damas. L'éclat particulier de
l'étoffe portée par Mabuse surprit l'empereur, qui, voulant en faire compliment
au protecteur du vieil ivrogne, découvrit la supercherie. Frenhofer est un homme
passionné pour notre art, qui voit plus haut et plus loin que les autres
peintres. Il a profondément médité sur les couleurs, sur la vérité absolue de la
ligne; mais, à force de recherches, il est arrivé à douter de l'objet même de
ses recherches. Dans ses moments de désespoir, il prétend que le dessin n'existe
pas et qu'on ne peut rendre avec des traits que des figures géométriques; ce qui
est au delà du vrai, puisque avec le trait et le noir, qui n'est pas une
couleur, on peut faire une figure; ce qui prouve que notre art est, comme la
nature, composé d'une infinité d'éléments : le dessin donne un squelette, la
couleur est la vie, mais la vie sans le squelette est une chose plus incomplète
que le squelette sans la vie. Enfin, il y a quelque chose de plus vrai que tout
ceci, c'est que la pratique et l'observation sont tout chez un peintre, et que
si le raisonnement et la poësie se querellent avec les brosses, on arrive au
doute comme le bonhomme, qui est aussi fou que peintre. Peintre sublime, il a eu
le malheur de naître riche, ce qui lui a permis de divaguer, ne l'imitez pas !
Travaillez ! les peintres ne doivent méditer que les brosses à la main.
-- Nous y pénétrerons, s'écria le Poussin n'écoutant plus Porbus et ne
doutant plus de rien.
Porbus sourit à l'enthousiasme du jeune inconnu, et le quitta en l'invitant à
venir le voir.
Nicolas Poussin revint à pas lents vers la rue de la harpe, et dépassa sans
s'en apercevoir la modeste hôtellerie où il était logé. Montant avec une
inquiète promptitude son misérable escalier, il parvint à une chambre haute,
située sous une toiture en colombage, naïve et légère couverture des maisons du
vieux Paris. Près de l'unique et sombre fenêtre de cette chambre, il vit une
jeune fille qui, au bruit de la porte, se dressa soudain par un mouvement
d'amour; elle avait reconnu le peintre à la manière dont il avait attaqué le
loquet.
-- Qu'as-tu ? lui dit-elle.
- J'ai, j'ai, s'écria-t-il en étouffant de plaisir, que je me suis senti
peintre ! J'avais douté de moi jusqu'à présent, mais ce matin j'ai cru en moi-
même ! Je puis être un grand homme ! Va, Gillette, nous serons riches, heureux !
Il y a de l'or dans ces pinceaux.
Mais il se tut soudain. Sa figure grave et vigoureuse perdit son expression
de joie quand il compara l'immensité de ses espérances à la médiocrité de ses
ressources. Les murs étaient couverts de simples papiers chargés d'esquisses au
crayon. Il ne possédait pas quatre toiles propres. Les couleurs avaient alors un
haut prix, et le pauvre gentilhomme voyait sa palette à peu près nue. Au sein de
cette misère, il possédait et ressentait d'incroyables richesses de coeur, et la
surabondance d'un génie dévorant. Amené à Paris par un gentilhomme de ses amis,
ou peut-être par son propre talent, il y avait rencontré soudain une maîtresse,
une de ces âmes nobles et généreuses qui viennent souffrir prés d'un grand
homme, en épousant les misères et s'efforcent de comprendre leurs caprices;
forte pour la misère et l'amour, comme d'autres sont intrépides à porter le
luxe, à faire parader leur insensibilité. Le sourire errant sur les lèvres de
Gillette dorait ce grenier et rivalisait avec l'éclat du ciel. Le soleil ne
brillait pas toujours, tandis qu'elle était toujours là, recueillie dans sa
passion, attachée à son bonheur, à sa souffrance, consolant le génie qui
débordait dans l'amour avant de s'emparer de l'art.
-- Ecoute, Gillette, viens.
L'obéissante et joyeuse fille sauta sur les genoux du peintre. Elle était
toute grâce, toute beauté, jolie comme un printemps, parée de toutes les
richesses féminines et les éclairant par le feu d'une belle âme.
-- 0 Dieu ! s'écria-t-il, je n'oserai jamais lui dire.
-- Un secret ? reprit elle, je veux le savoir.
Le Poussin resta rêveur.
-- Parle donc.
-- Gillette ! pauvre coeur aimé
-- Oh ! tu veux quelque chose de moi ?
-- Oui.
-- Si tu désires que je pose encore devant toi comme l'autre jour, reprit-
elle d'un petit air boudeur, je n'y consentirai plus jamais, car, dans ces
moments-là, tes yeux ne me disent plus rien. Tu ne penses plus à moi, et
cependant tu me regardes.
-- Aimerais-tu mieux me voir copiant une autre femme ?
-- Peut-être, dit-elle, si elle était bien laide.
-- Eh ! bien, reprit Poussin d'un ton sérieux, si pour ma gloire à venir, si
pour me faire grand peintre, il fallait aller poser chez un autre ?
-- Tu veux m'éprouver, dit-elle. Tu sais bien que le n'irais pas.
Le Poussin pencha sa tête sur sa poitrine comme un homme qui succombe à une
joie ou à une douleur trop forte pour son âme.
-- Ecoute, dit-elle en tirant Poussin par la manche de son pourpoint usé, je
t'ai dit, Nick, que je donnerais ma vie pour toi : mais je ne t'ai jamais
promis, moi vivante, de renoncer à mon amour.
-- Y renoncer ? s'écria Poussin.
-- Si je me montrais ainsi à un autre, tu ne m'aimerais plus. Et, moi- même
je me trouverais indigne de toi. Obéir à tes caprices, n'est-ce pas chose
naturelle et simple ? Malgré moi, je suis heureuse, et même fière de faire ta
chère volonté. Mais pour un autre ! fi donc.
-- Pardonne, ma Gillette, dit le peintre en se jetant à ses genoux. J'aime
mieux être aimé que glorieux. Pour moi, tu es plus belle que la fortune et les
honneurs. Va, jette mes pinceaux, brûle ces esquisses. Je me suis trompé. Ma
vocation, c'est de t'aimer. Je ne suis pas peintre, je suis amoureux. Périssent
et l'art et tous ses secrets !
Elle l'admirait, heureuse, charmée ! Elle régnait, elle sentait
instinctivement que les arts étaient oubliés pour elle, et jetés à ses pieds
comme un grain d'encens.
-- Ce n'est pourtant qu'un vieillard, reprit Poussin. il ne pourra voir que
la femme en toi. Tu es si parfaite !
-- Il faut bien aimer, s'écria-t-elle prête à sacrifier ses scrupules d'amour
pour récompenser son amant de tous les sacrifices qu'il lui faisait. Mais,
reprit-elle, ce serait me perdre. Ah ! me perdre pour toi. Oui, cela est bien
beau ! mais tu m'oublieras. Oh ! quelle mauvaise pensée as-tu donc eue là !
-- Je l'ai eue et je t'aime, dit-il avec une sorte de contrition; mais je
suis donc un infâme.
-- Consultons le père Hardouin ? dit-elle.
-- Oh, non ! que ce soit un secret entre nous deux.
-- Eh ! bien, j'irai; mais ne sois pas là, dit-elle. Reste à la porte, armé
de ta dague; si je crie, entre et tue le peintre.
Ne voyant plus que son art, le Poussin pressa Gillette dans ses bras.
-- Il ne m'aime plus ! pensa Gillette quand elle se trouva seule.
Elle se repentait déjà de sa résolution. Mais elle fut bientôt en proie à une
épouvante plus cruelle que son repentir, elle s'efforça de chasser une pensée
affreuse qui s'élevait dans son coeur. Elle croyait aimer déjà moins le peintre
en le soupçonnant moins estimable qu'auparavant.
II
------------------
Catherine Lescault
Trois mois après la rencontre de Poussin et de Porbus, celui-ci vint voir
maître Frenhofer. Le vieillard était alors en proie à l'un de ces découragements
profonds et spontanés dont la cause est, s'il faut en croire les mathématiciens
de la médecine, dans une digestion mauvaise, dans le vent, la chaleur ou quelque
empâtement des hypochondres; et, suivant les spiritualistes, dans l'imperfection
de notre nature morale. Le bonhomme s'était purement et simplement fatigué à
parachever son mystérieux tableau. Il était languissamment assis dans une vaste
chaire de chêne sculpté, garnie de cuir noir; et, sans quitter son attitude
mélancolique, il lança sur Porbus le regard d'un homme qui s'était établi dans
son ennui.
-- Eh! bien, maître, lui dit Porbus, l'outremer que vous êtes allé chercher à
Bruges était-il mauvais, est-ce que vous n'avez pas su broyer notre nouveau
blanc, votre huile est-elle méchante, ou les pinceaux rétifs?
-- Hélas ! s'écria le vieillard, j'ai cru pendant un moment que mon oeuvre
était accomplie; mais je me suis, certes, trompé dans quelques détails, et je ne
serai tranquille qu'après avoir éclairci mes doutes. Je me décide à voyager et
vais aller en Turquie, en Grèce, en Asie pour y chercher un modèle et comparer
mon tableau à diverses natures. Peut-être ai-je là- haut, reprit-il en laissant
échapper un sourire de contentement, la nature elle-même. Parfois, j'ai quasi
peur qu'un souffle ne me réveille cette femme et qu'elle disparaisse.
Puis tout d'un coup, il se leva comme pour partir.
-- Oh ! oh ! répondit Porbus, j'arrive à temps pour vous épargner la dépense
et les fatigues du voyage.
-- Comment, demanda Frenhofer étonné.
-- Le jeune Poussin est aimé par une femme dont l'incomparable beauté se
trouve sans imperfection aucune. Mais, mon cher maître, s'il consent à vous la
prêter, au moins faudra-t-il nous laisser voir votre toile.
Le vieillard resta debout, immobile, dans un état de stupidité parfaite.
-- Comment ! s'écria-t-il enfin douloureusement, montrer ma créature, mon
épouse ? déchirer le voile sous lequel j'ai chastement couvert mon bonheur ?
Mais ce serait une horrible prostitution ! Voilà dix ans que je vis avec cette
femme, elle est à moi, à moi seul, elle m'aime. Ne m'a-t- elle pas souri à
chaque coup de pinceau que je lui ai donné ? elle a une âme, l'âme dont je l'ai
douée. Elle rougirait si d'autres yeux que les miens s'arrêtaient sur elle. La
faire voir ! mais quel est le mari, l'amant assez vil pour conduire sa femme au
déshonneur ? Quand tu fais un tableau pour la cour, tu n'y mets pas toute ton
âme, tu ne vends aux courtisans que des mannequins coloriés. Ma peinture n'est
pas une peinture, c'est un sentiment, une passion ! Née dans mon atelier, elle
doit y rester vierge, et n'en peut sortir que vêtue. La poësie et les femmes ne
se livrent nues qu'à leurs amants ! possédons-nous le modèle de Raphaël,
l'Angélique de l'Arioste, la Béatrix du Dante ? Non ! nous n'en voyons que les
Formes. Eh ! bien, l'oeuvre que je tiens là-haut sous mes verrous est une
exception dans notre art. Ce n'est pas une toile, c'est une femme ! une femme
avec laquelle je ris, je pleure, je cause et je pense. Veux-tu que tout à coup
je quitte un bonheur de dix années comme on jette un manteau. Que tout à coup je
cesse d'être père, amant et Dieu. Cette femme n'est pas une créature, c'est une
création. Vienne ton jeune homme, je lui donnerai mes trésors, je lui donnerai
des tableaux du Corrège, de Michel-Ange, du Titien, je baiserai la marque de ses
pas dans la poussière; mais en faire mon rival ? honte à moi ! Ha ! ha! je suis
plus amant encore que je ne suis peintre. Oui, j'aurai la force de brûler ma
Belle Noiseuse à mon dernier soupir; mais lui faire supporter le regard d'un
homme, d'un jeune homme, d'un peintre ? non, non ! Je tuerais le lendemain celui
qui l'aurait souillée d'un regard ! Je te tuerais à l'instant, toi, mon ami, si
tu ne la saluais pas à genoux ! Veux-tu maintenant que je soumette mon idole aux
froids regards et aux stupides critiques des imbéciles ? Ah ! l'amour est un
mystère, il n'a de vie qu'au fond des coeurs, et tout est perdu quand un homme
dit même à son ami : - Voilà celle que j'aime !
Le vieillard semblait être redevenu jeune; ses yeux avaient de l'éclat et de
la vie : ses joues pâles étaient nuancées d'un rouge vif, et ses mains
tremblaient. Porbus, étonné de la violence passionnée avec laquelle ces paroles
furent dites, ne savait que répondre à un sentiment aussi neuf que profond.
Frenhofer était-il raisonnable ou fou ? Se trouvait-il subjugué par une
fantaisie d'artiste, ou les idées qu'il avait exprimées procédaient-elles de ce
fanatisme inexprimable produit en nous par le long enfantement d'une grande
oeuvre ? Pouvait-on jamais espérer de transiger avec cette passion bizarre ?
En proie à toutes ces pensées, Porbus dit au vieillard: - Mais n'est-ce pas
femme pour femme ? Poussin ne livre-t-il pas sa maîtresse à vos regards ?
-- Quelle maîtresse ? répondit Frenhofer. Elle le trahira tôt ou tard. La
mienne me sera toujours fidèle !
-- Eh ! bien, reprit Porbus, n'en parlons plus. Mais avant que vous ne
trouviez, même en Asie, une femme aussi belle, aussi parfaite que celle dont je
parle, vous mourrez peut-être sans avoir achevé votre tableau.
-- Oh ! il est fini, dit Frenhofer. Qui le verrait, croirait apercevoir une
femme couchée sur un lit de velours, sous des courtines. Près d'elle un trépied
d'or exhale des parfums. Tu serais tenté de prendre le gland des cordons qui
retiennent les rideaux, et il te semblerait voir le sein de Catherine
Lescault, une belle courtisane appelée la Belle Noiseuse, rendre le
mouvement de sa respiration. Cependant je voudrais bien être certain...
-- Va donc en Asie, répondit Porbus en apercevant une sorte d'hésitation dans
le regard de Frenhofer.
Et Porbus fit quelques pas vers la porte de la salle.
En ce moment Gillette et Nicolas Poussin étaient arrivés près du logis de
Frenhofer. Quand la jeune fille fut sur le point d'y entrer, elle quitta le bras
du peintre, et se recula comme si elle eût été saisie par quelque soudain
pressentiment.
-- Mais que viens-je donc faire ici ? demanda-t-elle à son amant d'un son de
voix profond et en le regardant d'un oeil fixe.
-- Gillette, je t'ai laissée maîtresse et veux t'obéir en tout. Tu es ma
conscience et ma gloire. Reviens au logis, je serai plus heureux, peut- être,
que si tu...
-- Suis-je à moi quand tu me parles ainsi ? Oh ! non, je ne suis plus qu'une
enfant. - Allons, ajouta-t-elle en paraissant faire un violent effort, si notre
amour périt, et si je mets dans mon coeur un long regret, ta célébrité ne
sera-t-elle pas le prix de mon obéissance à tes désirs ? Entrons, ce sera vivre
encore que d'être toujours comme un souvenir dans ta palette.
En ouvrant la porte de la maison, les deux amants se rencontrèrent avec
Porbus qui, surpris par la beauté de Gillette dont les yeux étaient alors pleins
de larmes, la saisit toute tremblante, et l'amenant devant le vieillard : -
Tenez, dit-il, ne vaut-elle pas tous les chefs-d'oeuvre du monde ?
Frenhofer tressaillit. Gillette était là, dans l'attitude naïve et simple
d'une jeune Géorgienne innocent et peureuse, ravie et présentée par des brigands
à quelque marchand d'esclaves. Une pudique rougeur colorait son visage, elle
baissait les yeux, ses mains étaient pendantes à ses côtés, ses forces
semblaient l'abandonner, et des larmes protestaient contre la violence faite à
sa pudeur. En ce moment, Poussin, au désespoir d'avoir sorti ce beau trésor de
ce grenier, se maudit lui-même. Il devint plus amant qu'artiste, et mille
scrupules lui torturèrent le coeur quand il vit l'oeil rajeuni du vieillard,
qui, par une habitude de peintre, déshabilla, pour ainsi dire, cette jeune fille
en en devinant les formes les plus secrètes. Il revint alors à la féroce
jalousie du véritable amour.
-- Gillette, partons ! s'écria-t-il.
A cet accent, à ce cri, sa maîtresse joyeuse leva les yeux sur lui, le vit,
et courut dans ses bras.
-- Ah ! tu m'aimes donc, répondit-elle en fondant en larmes.
Après avoir eu l'énergie de taire sa souffrance, elle manquait de force pour
cacher son bonheur.
-- Oh ! laissez-la-moi pendant un moment, dit le vieux peintre, et vous la
comparerez à ma Catherine. Oui, j'y consens.
Il y avait encore de l'amour dans le cri de Frenhofer. Il semblait avoir de
la coquetterie pour son semblant de femme, et jouir par avance du triomphe que
la beauté de sa vierge allait remporter sur celle d'une vraie jeune fille.
-- Ne le laissez pas se dédire, s'écria Porbus en frappant sur l'épaule du
Poussin. Les fruits de l'amour passent vite, ceux de l'art sont immortels.
-- Pour lui, répondit Gillette en regardant attentivement le Poussin et
Porbus, ne suis-je donc pas plus qu'une femme? Elle leva la tête avec fierté;
mais quand, après avoir jeté un coup d'oeil étincelant à Frenhofer, elle vit son
amant occupé à contempler de nouveau le portrait qu'il avait pris naguère pour
un Giorgion :
-- Ah ! dit-elle, montons ! Il ne m'a jamais regardée ainsi.
-- Vieillard, reprit Poussin tiré de sa méditation par la voix de Gillette,
vois cette épée, je la plongerai dans ton coeur au premier mot de plainte que
prononcera cette jeune fille, je mettrai le feu à ta maison, et personne n'en
sortira. Comprends-tu ?
Nicolas Poussin était sombre, et sa parole fut terrible. Cette attitude et
surtout le geste du jeune peintre consolèrent Gillette qui lui pardonna presque
de la sacrifier à la peinture et à son glorieux avenir. Porbus et Poussin
restèrent à la porte de l'atelier, se regardant l'un l'autre en silence. Si,
d'abord, le peintre de la Marie égyptienne se permit quelques exclamations : -
Ah ! elle se déshabille, il lui dit de se mettre au jour ! Il la compare !
Bientôt il se tut à l'aspect du Poussin dont le visage était profondément
triste; et, quoique les vieux peintres n'aient plus de ces scrupules si petits
en présence de l'art, il les admira tant ils étaient naïfs et jolis. Le jeune
homme avait la main sur la garde de sa dague et l'oreille presque collée à la
porte. Tous deux, dans l'ombre et debout, ressemblaient ainsi à deux
conspirateurs attendant l'heure de frapper un tyran.
-- Entrez, entrez, leur dit le vieillard rayonnant de bonheur. Mon oeuvre est
parfaite, et maintenant je puis la montrer avec orgueil. Jamais peintre,
pinceaux, couleurs, toile et lumière ne feront une rivale à Catherine Lescault,
la belle courtisane.
En proie à une vive curiosité, Porbus et Poussin coururent au milieu d'un
vaste atelier couvert de poussière, où tout était en désordre, où ils virent çà
et là des tableaux accrochés aux murs. Ils s'arrêtèrent tout d'abord devant une
figure de femme de grandeur naturelle, demi-nue, et pour laquelle ils furent
saisis d'admiration.
-- Oh ! ne vous occupez pas de cela, dit Frenhofer, c'est une toile que j'ai
barbouillée pour étudier une pose, ce tableau ne vaut rien. Voilà mes erreurs,
reprit-il en leur montrant de ravissantes compositions suspendues aux murs,
autour d'eux.
A ces mots, Porbus et Poussin, stupéfaits de ce dédain pour de telles
oeuvres, cherchèrent le portrait annoncé, sans réussir à l'apercevoir.
-- Eh ! bien, le voilà ! leur dit le vieillard dont les cheveux étaient en
désordre, dont le visage était enflammé par une exaltation surnaturelle, dont
les yeux pétillaient, et qui haletait comme un jeune homme ivre d'amour. -- Ah !
ah ! s'écria-t-il, vous ne vous attendiez pas à tant de perfection ! Vous êtes
devant une femme et vous cherchez un tableau. Il y a tant de profondeur sur
cette toile, l'air y est si vrai, que vous ne pouvez plus le distinguer de l'air
qui nous environne. Où est l'art ? perdu, disparu ! Voilà les formes mêmes d'une
jeune fille. N'ai-je pas bien saisi la couleur, le vif de la ligne qui paraît
terminer le corps ? N'est-ce pas le même phénomène que nous présentent les
objets qui sont dans l'atmosphère comme les poissons dans l'eau ? Admirez comme
les contours se détachent du fond ? Ne semble-t-il pas que vous puissiez passer
la main sur ce dos ? Aussi, pendant sept années, ai-je étudié les effets de
l'accouplement du jour et des objets. Et ces cheveux, la lumière ne les
inonde-t-elle pas ?.. Mais elle a respiré, je crois !... Ce sein, voyez ? Ah !
qui ne voudrait l'adorer à genoux ? Les chairs palpitent.Elle va se lever,
attendez.
-- Apercevez-vous quelque chose ? demanda Poussin à Porbus.
-- Non. Et vous ?
-- Rien.
Les deux peintres laissèrent le vieillard à son extase, regardèrent si la
lumière, en tombant d'aplomb sur la toile qu'il leur montrait, n'en neutralisait
pas tous les effets. Ils examinèrent alors la peinture en se mettant à droite, à
gauche, de face, en se baissant et se levant tour à tour.
-- Oui, oui, c'est bien une toile, leur disait Frenhofer en se méprenant sur
le but de cet examen scrupuleux. Tenez, voilà le châssis, le chevalet, enfin
voici mes couleurs, mes pinceaux.
Et il s'empara d'une brosse qu'il leur présenta par un mouvement naïf.
-- Le vieux lansquenet se joue de nous, dit Poussin en revenant devant le
prétendu tableau. Je ne vois là que des couleurs confusément amassées et
contenues par une multitude de lignes bizarres qui forment une muraille de
peinture.
-- Nous nous trompons, voyez ?... reprit Porbus.
En s'approchant, ils aperçurent dans un coin de la toile le bout d'un pied nu
qui sortait de ce chaos de couleurs, de tous, de nuances indécises, espèce de
brouillard sans forme; mais un pied délicieux, un pied vivant ! Ils restèrent
pétrifiés d'admiration devant ce fragment échappé à une incroyable, à une lente
et progressive destruction. Ce pied apparaissait là comme un torse de quelque
Vénus en marbre de Paros qui surgirait parmi les décombres d'une ville
incendiée.
-- Il y a une femme là-dessous, s'écria Porbus en faisant remarquer à Poussin
les couches de couleurs que le vieux peintre avait successivement superposées en
croyant perfectionner sa peinture.
Les deux peintres se tournèrent spontanément vers Frenhofer, en commençant à
s'expliquer, mais vaguement, l'extase dans laquelle il vivait.
-- Il est de bonne foi, dit Porbus.
-- Oui, mon ami, répondit le vieillard en se réveillant, il faut de la foi,
de la foi dans l'art, et vivre pendant longtemps avec son oeuvre pour produire
une semblable création. Quelques-unes de ces ombres m'ont coûté bien des
travaux. Tenez, il y a là sur la joue, au-dessous des yeux, une légère pénombre
qui, si vous l'observez dans la nature, vous paraîtra presque intraduisible. Eh
! bien, croyez-vous que cet effet ne m'ait pas coûté des peines inouïes à
reproduire ? Mais aussi, mon cher Porbus, regarde attentivement mon travail, et
tu comprendras mieux ce que je te disais sur la manière de traiter le modelé et
les contours. Regarde la lumière du sein, et vois comme, par une suite de
touches et de rehauts fortement empâtés, je suis parvenu à accrocher la
véritable lumière et à la combiner avec la blancheur luisante des tons éclairés;
et comme par un travail contraire, en effaçant les saillies et le grain de la
pâte, j'ai pu, à force de caresser le contour de ma figure, noyé dans la
demi-teinte., ôter jusqu'à l'idée de dessin et de moyens artificiels, et lui
donner l'aspect et la rondeur même de la nature. Approchez, vous verrez mieux ce
travail. De loin, il disparaît. Tenez ? là il est, je crois, très remarquable.
Et du bout de sa brosse, il désignait aux deux peintres un pâté de couleur
claire.
Porbus frappa sur l'épaule du vieillard en se tournant vers Poussin: -
Savez-vous que nous voyons en lui un bien grand peintre ? dit-il.
-- Il est encore plus poëte que peintre, répondit gravement Poussin.
-- Là, reprit Porbus en louchant la toile, finit notre art sur terre.
-- Et de là, il va se perdre dans les cieux, dit Poussin.
-- Combien de jouissance sur ce morceau de toile s'ecria Porbus.
Le vieillard absorbé ne les écoutait pas, et souriait à cette femme
imaginaire.
-- Mais, tôt ou tard, il s'apercevra qu'il n'y a rien sur sa toile, s'écria
Poussin.
-- Rien sur ma toile, dit Frenhofer en regardant leur à leur les deux
peintres et son prétendu tableau.
-- Qu'avez-vous fait ! répondit Porbus à Poussin.
Le vieillard saisit avec force le bras du jeune homme et lui dit : -- Tu ne
vois rien, manant ! maheustre ! bélître ! bardache ! Pourquoi donc es-tu monté
ici ? -- Mon bon Porbus, reprit-il en se tournant vers le peintre, est-ce que,
vous aussi, vous vous joueriez de moi ? répondez ? je suis votre ami, dites,
aurais-je donc gâté mon tableau ?
Porbus, indécis, n'osa rien dire; mais l'anxiété peinte sur la physionomie
blanche du vieillard était si cruelle, qu'il montra la toile en disant : --
Voyez !
Frenhofer contempla son tableau pendant un moment et chancela
-- Rien, rien ! Et avoir travaillé dix ans !
Il s'assit et pleura.
-- Je suis donc un imbécile, un fou ! je n'ai donc ni talent, ni capacité, je
ne suis plus qu'un homme riche qui, en marchant, ne fait que marcher! Je n'aurai
donc rien produit.
Il contempla se toile à travers ses larmes, il se releva tout à coup avec
fierté, et jeta sur les deux peintres un regard étincelant.
-- Par le sang, par le corps, par la tête du Christ, vous êtes des jaloux qui
voulez me faire croire qu'elle est gâtée pour me la voler ! Moi je la vois !
cria-t-il, elle est merveilleusement belle.
En ce moment, Poussin entendit les pleurs de Gillette, oubliée dans un coin.
-- Qu'as-tu, mon ange ? lui demanda le peintre redevenu subitement amoureux.
-- Tue-moi ! dit-elle. Je serais une infâme de t'aimer encore, car je te
méprise. Je t'admire et tu me fais horreur. Je t'aime et je crois que je te hais
déjà.
Pendant que Poussin écoutait Gillette, Frenhofer recouvrait sa Catherine
d'une serge verte, avec la sérieuse tranquillité d'un joaillier qui ferme ses
tiroirs en se croyant en compagnie d'adroits larrons. Il jeta sur les deux
peintres un regard profondément sournois, plein de mépris et de soupçon, les mit
silencieusement à la porte de son atelier, avec une promptitude convulsive.
Puis, il leur dit sur le seuil de son logis :- Adieu, mes petits amis.
Cet adieu glaça les deux peintres. Le lendemain, Porbus, inquiet, revint voir
Frenhofer, et apprit qu'il était mort dans la nuit, après avoir brûlé ses
toiles.
Paris, février 1832.
------------------------- FIN DU FICHIER chef2 --------------------------------