« Sur Ernst
Cassirer »
Le
premier à avoir renouvelé la pensée de Kant, à avoir initié le néo-kantisme,
s’appelle Hermann Cohen (1842-1918). Né à Coswig, Cohen publie en 1871 Kants Theorie des Erfahrung (« La Théorie
kantienne de l’expérience »), ouvrage consacré à l’examen critique de l’a priori
kantien, dont l’auteur propose une interprétation en rupture avec les
conceptions dominantes, dissociant l’a priori métaphysique de l’a priori
transcendantal. Il inaugure ainsi les travaux de réflexion qui seront entrepris
sur la pensée kantienne à l’université de Marburg, où Cohen enseignera à partir
de 1876, donnant naissance à l’école néo-kantienne du même nom.
L’œuvre
de Cohen est donc essentiellement un commentaire critique d’Emmanuel Kant. Pour
lui, la logique transcendantale est logique de l’origine, et la sensation
relève de l’a priori.
L’affinement
de la méthode transcendantale kantienne opéré par Cohen a été reçu à la fois
avec scepticisme et admiration. Il soutient que l’idéalisme éthique de Kant et
la théologie juive sont fondamentalement identiques, mais aussi que les
croyances religieuses personnelles ne sont pas du ressort de la philosophie. Il
faut mentionner aussi Paul Natorp (1854-1924). Ils ont fondé l’école dite de
Marbourg.
Défendant
l’idée selon laquelle la philosophie et, somme toute, la connaissance dans son
ensemble ne peuvent être fondées sur la notion d’être existant indépendamment
de la pensée, et affirmant à l’inverse que l’être
est un produit de la pensée elle-même, les représentants de l’école de
Marburg entendent s’inscrire dans le prolongement de la Critique de la raison pure d’Emmanuel Kant, mais s’en éloignent par
leurs préoccupations d’ordre plus social. À l’instar de Paul Natorp dans son
ouvrage Les Fondements logiques des sciences exactes (Die logischen Grundlagen der exakten Wissenschaften, 1910), ils
élaborent un système de pensée logique et mathématique qui doit permettre
d’appréhender l’existence sous un angle scientifique. L’existence, ou l’être,
est à ce titre perçue comme un inter-ensemble de relations logiques.
Ernst
Cassirer (1874-1945) est cependant le philosophe de ce mouvement à vraiment
retenir, car le seul à avoir constitué une philosophie originale et structurée
en une œuvre complète.
Cassirer
étudia successivement dans les universités de Berlin, de Leipzig, de Munich, de
Heidelberg et de Marbourg. Il devint professeur de philosophie à l'université
de Hambourg en 1919. Il démissionna de son poste en 1933, à l'arrivée au
pouvoir d'Adolf Hitler. Il quitta l'Allemagne et enseigna à l'université
d'Oxford, à l'université de Göteborg, puis à l'université Yale de 1941 à 1944
et enfin à l'université Columbia en 1944.
Comme
Kant, Cassirer pense que le monde
objectif est constitué par l'application de catégories à un divers. C'est grâce à ces catégories
qu'on peut saisir ce divers comme un tout unifié et organisé. Cassirer se
sépare toutefois de Kant sur deux points. Il ne pense pas que les catégories
soient immuables, et il considère qu'elles s'appliquent à d'autres objets que
ceux de la connaissance. L'examen de l'état des sciences au XIXe siècle et au
début du XXe siècle permet d'expliquer cette divergence. Kant estimait que les
mathématiques et la physique de son temps étaient des
sciences achevées qui ne connaîtraient plus de modifications substantielles.
Or, le XIXe siècle fut marqué par l'apparition des géométries non euclidiennes
et de la méthode axiomatique en mathématique, et par l'élaboration de la
théorie de la relativité et de la mécanique quantique. De plus, le langage, les
religions et les mythes — en un mot, les manifestations de la culture — ne
faisaient pas l'objet d'une étude scientifique du temps de Kant, ce qui devint
le cas au XIXe siècle, durant lequel se constituèrent les sciences humaines.
On
peut par conséquent caractériser le projet de Cassirer comme une extension de
la critique kantienne à la culture en général, et non plus seulement à la
connaissance, afin de mettre au jour l'ensemble des principes généraux qui
organisent l'esprit humain.
Logique des sciences de la culture :
Cet
opuscule consiste en 5 études ; c’est un des derniers ouvrages de
Cassirer puisqu’il a été publié en 1942. Il se pose cette question
suivante : sur quoi se fondent les sciences humaines ? Comment faire
face à la crise de la culture, due largement à la domination du naturalisme, à
la mainmise de la science « dure » ?
1)
« science de la culture »
La
culture se définit d’abord d’un « arrachement à la nature » ; et
cette culture dépend étroitement de la maîtrise du langage.
p.90 : Cassirer souligne l’idée de v.
Humboldt : « le langage est fonction et non affect » (Logique des sciences de la culture,
Paris, CERF, 1991)
p.91 : « nous pouvons dire que le
langage est le premier « monde commun » dans lequel entre l’individu,
et que l’intuition d’un réalité objective n’est accessible que par sa
médiation »
p.94 : « La science est seulement un
mode d’organisation et un moment parmi d’autres dans le système des
« formes symboliques » […] »
Il
est ensuite une autre source d’inspiration pour Cassirer, celle du vitalisme de
Uexküll : l’homme se distingue de l’animal par la structure finalisée de
sa conscience.
C’est ce qui permet de distinguer une simple
réaction animale d’une action humaine, comme telle, qui a toujours une
finalité.
Il
n’y a cependant qu’une seule fonction fondamentale : la fonction
symbolique, à l’origine du monde de la culture, par opposition au monde de la
nature.
De
son côté, la technique ne semble pas libérer l’Homme, pour Cassirer, mais bien
plutôt l’asservir : elle multiplie chez l’Homme les besoins
« artificiels » (p.105) ; la technique, qui tend à règner sur
les autres formes symboliques, est loin d’être la meilleure d’entre elles,
selon Cassirer.
p. 105 : « La technique qu’il a créée
pour se rendre maître du monde physique s’est retournée contre lui. Elle a
conduit l’existence humaine non seulement à s’auto-aliéner, mais en définitive
à se vider d’elle-même ».
Enfin,
l’art offre une vision du monde particulière, capable « de nous faire
reconnaître et ressentir ce qu’il y a d’objectif jusque dans l’individuel, tout
en nous proposant par ailleurs ses figures objectives d’une manière si concrète
et si personnelle qu’il leur insuffle une vie des plus fortes et des plus
intense » (p.112). Parmi les œuvres citées par Cassirer, on trouve
« les Chants de Sesenheim de
Goethe ou son Divan occidental et
oriental ». Cassirer dit du poète qu’il « nous montre la vie et
la réalité sous une forme que nous croyions n’avoir jamais connus
auparavant ».
2)
« perception des choses et perception de l’expression »
Carnap :
« le langage physicaliste est le
langage de la science ».
p. 122 : « Ce langage n’est pas
seulement « intersubjectif », il est aussi universel, c’est-à-dire
que chaque proposition peut être traduite dans ce langage, et ce qui fait
figure de résidu intraduisible est totalement dépourvu de toute
substance ».
Cependant
ce langage universel est incapable de donner à un événement une expression,
c’est-à-dire une signification : « ce qui arrive à certains groupes
humains dans certaines circonstances bien déterminées » (p.124).
En effet Cassirer prend l’exemple d’une
question métaphysique bien connue : « Y a-t-il une âme
d’autrui ? ». Ce qu’il montre, c’est qu’aucune science n’est
véritablement capable de démontrer l’existence de l’âme d’autrui.
Cassirer
évoque Fechner (1801-1887) naturaliste et philosophe allemand, et rappelle que
cet homme avait émis l’hypothèse que les plantes ont une âme, du fait de
l’orientation spontanée de certaines d’entre elles vers le soleil ; de nos
jours ce phénomène est expliqué comme un tropisme, dû simplement à un stimulus.
Il n’en reste pas moins que l’explication panthéiste de la nature, chez
Fechner, fait appel à la notion d’« expression ». Cette notion
d’« expression des émotions » a été notamment par Darwin. Mais ce
qui, chez l’animal, n’est qu’une expression passive, devient, chez l’Homme, une
expression active, par exemple dans l’art. Cassirer parle
d’« énergies » [Kräfte] : « grâce à la mise en œuvre de ces
énergies s’édifie pour nous le monde de
la culture, le monde du langage, de l’art et de la religion ».
Le
langage véritable, humain, par opposition à la simple répétition de réactions
dans la communication animale : « n’est jamais imitation pure, il est
créatif, et ce n’est que dans cette fonction, dans cette énergie inhérente à
lui-même, qu’il prouve cette autre énergie que nous appelons
« pensée » ».
Le paradoxe est qu’on ne peut pas communiquer
d’âme à âme, mais uniquement par l’intermédiare, le medium, du langage.
Cassirer s’insurge selon l’idée que le langage séparerait les Hommes comme
l’affirme Schiller dans son vers :
« Pourquoi l’esprit vivant ne peut-il à
l’esprit se montrer ?
Si l’âme parle, sitôt hélas, l’âme ne parle
plus »
(« Die Sprache », Votivtafeln 41)
Pour Cassirer, loin de se diviser, les
interlocuteurs trouvent dans le dialogue un « monde commun de sens ».
La vie de l’esprit a besoin d’un mouvement dialectique entre unité et division.
3)
« le concept dans les sciences de la nature et de la culture »
Cassirer
s’efforce de définir la différence spécifique entre les sciences de la nature
[c’est-à-dire la science dite « dure »], et les sciences de la
culture [ou sciences humaines]. Il prend les exemples de la science du langage,
d’une part, et d’autre part de l’esthétique.
Cassirer
évoque Humbolt, qui parle des « langues polysynthétiques », des
langues de peuples qui ne possèdent pas l’écriture, comme le peuple
Bantou : Vergleichende Grammatik der
bantu-Sprachen (Grammaire comparée
des langues bantou). Elles ont pour autre particularité de ne pas
reconnaître de genres aux noms : ni masculin, ni féminin, ni neutre. Mais
elles utilisent des principes distinctifs totalement différents.
L’esthétique,
pour Cassirer, appartient à la même famille logique de méthodes. L’art ne peut
pas se limiter à une histoire. Il faut une connaissance de la
« forme », ou de l’« essence », de l’art qui rende possible
cette histoire. Et Cassirer de reprendre les travaux de Wölfflin : Kunstgeschichtliche Grundbegriffe (Principes fondamentaux de l’histoire de
l’art). Avant d’étudier l’histoire dans ses faits successifs, il en faut
étudier les prolégomènes, c’est-à-dire une étude préalable des concepts
employés. Par exemple, il faut distinguer le « style pictural » et le « style linéaire » (ou dit encore autrement : distinction
« classique » / « baroque »). Ces concepts fondamentaux sont
préjudicels, c’est-à-dire sont des conditions prélable à toute étude de l’art,
ne serait-ce que d’un point de vue historique. Et Cassirer de citer
Wölfflin : « Il est un style objectif en soi, qui s’applique à saisir
les choses et à les rendre agissantes par ce qu’elles ont de solide et de
palpable. Il est un autre style que l’on peut nommer subjectif et qui a pour
principe de présenter l’image des choses ; c’est cette image que l’œil
perçoit comme vérité ». Tout artiste peut créer alternativement dans les
deux styles.
Et
Wölfflin en vient à revendiquer une histoire de l’art idéale :
« histoire de l’art sans noms ». Ce qui est fondamental est
« sans noms ». Confronté à la « science des formes » Wölfflin,
note Cassirer, en vient à employer des notions à la linguistique. Et ce n’est
pas un hasard. Chaque forme linguistique propose : « une vision
originale du monde, une orientation fondamentale bien précise de la pensée et
de la représentation ». Cassirer précise donc que l’histoire de l’art
vise, selon Wölfflin, à traquer des différences d’expression : « De
même que dans leur grammaire et leur syntaxe des langues différentes s’écartent
les unes des autres, de même la langue de l’art, passant du style linéaire au
style pictural, se transforme dans sa grammaire et sa syntaxe ».
Sources :
1) l’encyclopédie Encarta de Microsoft : "Cassirer,
Ernst," Encyclopédie Microsoft® Encarta® 2004 en ligne : http://fr.encarta.msn.com/
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2) Logique des sciences de
la Culture, par Ernst CASSIRER, Paris, CERF, 1991.