Dissertation sur le Discours de la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie

 

        En travaillant sur les œuvres politiques de Machiavel, nous avons constaté que le Florentin proposait souvent une méthode pour résoudre des problèmes politiques concrets. En revanche, et conformément à sa méthode, Machiavel pose rarement des problèmes d’ordre plus général. Ainsi, alors que toute son œuvre et toute son action politique sont tournées vers la réalisation de la liberté, il n’interroge que peu cette notion : elle lui semble davantage une évidence pratique vécue qu’un objet d’investigation philosophique. Or, il nous semble que La Boétie soulève un paradoxe, voire peut-être une contradiction, qu’un penseur de la liberté doit absolument résoudre. Cette question part d’un constat fort évident, surtout à son siècle : les hommes sont partout sous le joug. Second constat, beaucoup moins évident mais que La Boétie développera plus loin : ce joug est maintenu et soutenu par ceux-là mêmes qui le subissent. Troisième constat, qui rend les deux premiers difficilement compréhensibles : les hommes naissent libres, ils sont libres par nature. Dès lors, nous sommes en présence d’un véritable problème, que Rousseau a merveilleusement formulé en ces termes :

« L’homme est né libre, et partout il est dans les fers. »[1]

        Ce problème reste au cœur de la philosophie politique pendant tout l’absolutisme. Toutefois, nous sommes enclins à penser qu’il est au cœur de tout système politique, quelles que soient les époques. En effet, une organisation politique vise, par nature, à réaliser un équilibre entre la liberté première que tout homme possède à sa naissance, et la nécessité d’avoir des règles de vie communes qui limitent cette liberté individuelle pour délimiter un espace collectif sécurisé. La première condition d’existence pratique de la liberté consiste à assurer la sécurité minimale de l’individu, et ceci ne peut être acquis que dans un groupe suffisamment organisé et nombreux : dans une société.

On pourrait croire que nos systèmes démocratiques ont éliminé ce problème et permis, par le biais de la démocratie représentative, une solution factuelle. Pour nous, ce problème reste d’actualité. La servitude volontaire qui s’oppose à la liberté réalisée, nous semble caractéristique de notre système politique. On peut ainsi défendre l’idée que le système représentatif est en faillite puisqu’il n’est plus représentatif des électeurs mais qu’il reproduit ses cadres dirigeants sous couvert d’une alternance de façade. Dès lors, le questionnement sur la liberté et l’absolutisme de la tyrannie peut être repris et reproblématisé.

        Les constats de La Boétie semblent bien applicables à notre situation. Le joug est différent, moins évident, plus subtil et plus léger, mais les trois millions de personnes exclues de la société en France ne sont-elles pas comparables, dans leur situation et leur vie quotidienne, aux serfs que décrit La Boétie ? De même, l’acte de vote, dès lors qu’il oublie la représentativité de l’électorat, ne perd-il pas tout intérêt et ne devient-il pas un facteur d’asservissement plutôt qu’un élément de liberté ? Alors que dans le siècle de La Boétie le peuple vivait ouvertement sous le joug et qu’il s’en accommodait voire le soutenait, il semblerait que nous soyons arrivés à un système qui nous accorde certaines libertés théoriques essentielles (liberté d’expression, de presse, de pensée…) en en supprimant le corollaire pratique et concret. Nous sommes libres de parler, de voter, de nous exprimer, de manifester, mais l’organisation de notre vote politique ne permet plus la concrétisation de notre liberté d’expression. De même, s’il existe un véritable pouvoir de l’opinion publique, elle ne s’exerce qu’autant qu’elle est relayée par les médias. Ceux-ci restent en définitive les seuls dépositaires réels de la concrétisation de la liberté d’expression. Les nombreuses analyses sur les interactions entre la presse, les milieux d’affaires qui possèdent les médias et les milieux politiques nous montrent bien qu’il n’est pas si facile de se faire entendre. Par conséquent, nous sommes libres tant que nous n’agissons pas directement, tant que cette liberté reste dans le domaine du théorique et ne cherche pas à se réaliser dans un projet politique concret. Comment comprendre ce phénomène, sinon en faisant appel à ces penseurs de la liberté totale, pour lesquels elle ne saurait se réduire à une illusion ?

 

Revenons ainsi au problème de la servitude volontaire et de ce qu’elle implique. Qu’est ce que la notion de servitude volontaire ? En théorie, il y a une contradiction évidente dans les termes. Une servitude ne peut que naître et s’appliquer sous la contrainte. Toute servitude est par conséquent subie et involontaire. Néanmoins, par servitude on entend aussi le « serf », c’est à dire celui qui sert contraint et forcé un seigneur, mais auquel ce seigneur doit assurer la protection et la justice. Par conséquent, la servitude est bien une mise sous tutelle, mais cette dépendance s’accompagne de devoirs pour celui auquel elle est échue. Ainsi, on peut penser que cette servitude est parfois demandée voire exigée par des hommes aux abois dont la vie est menacée. On a alors une sorte de pacte entre la perte de la liberté et l’acquisition d’une défense qu’on est incapable d’assurer efficacement. Dans ce cas, la servitude est bien voulue, pour échapper soit à une autre servitude, soit à la mort. On voit donc que le système féodal, par exemple, est en partie basé sur cette notion de servitude volontaire. Lorsqu’on considère la série de calamités internes et externes qui s’abattent sur la France et l’Europe Occidentale entre la fin de l’Empire Romain et Philippe Auguste, on comprend que, dans le domaine politique, la sécurité soit privilégiée à la liberté. Ce point de départ historique est encore renforcé par l’autorité de l’Eglise et l’exemple du Christ, qui tend à montrer lors de la Cène qu’il faut vouloir la Servitude. La Boétie ne peut pas ignorer la crise du modèle féodal qui agonise précisément au moment où il écrit. Si la contrepartie défensive à la sujétion n’est plus accordée ou plus nécessaire, la soumission devient sans objet, irrationnelle, illogique.

Le problème survient lors d’une tyrannie, c’est à dire lorsque les idées de justice et de sécurité risquent d’être bafouées. En un sens, la servitude volontaire consiste en un équilibre entre la liberté individuelle et la menace contre la collectivité. Sans menace, est injuste tout ce qui brime ma liberté. Si la menace est pressante pour ma vie même, toute action qui vise à la supprimer est juste, même si elle m’ôte ma liberté. Le problème réside dans l’appréhension de cette menace, et des mesures efficaces à son encontre. C’est cette appréhension qui permet ou non l’instauration d’un régime qui supprime les libertés. Comme le fait remarquer La Boétie, une dictature ne peut rester en place si les gens ne l’acceptent pas. D’ailleurs, le discours de toute tyrannie présente la servitude imposée soit comme volontaire, soit comme nécessaire. Et a-t-il tort ? En effet, si un peuple subit une tyrannie, c’est qu’une frange importante de la population le veut. Et pourquoi ? L’efficacité supposée, « l’homme providentiel », toutes les illusions développées à l’envi par le discours de la tyrannie ne visent-elles pas à cacher qu’au fond, c’est la lâcheté qui fait les tyrans, et l’habitude qui les maintient au pouvoir ? Encore, si l’homme providentiel peut être nécessaire quelquefois, il doit supprimer le péril, et non viser à se maintenir. Pourquoi, lorsqu’il a mené à bien sa mission, le peuple ne lui intime-t-il pas l’ordre de quitter sa fonction ? Pourquoi vouloir le conserver à un poste qui n’est plus nécessaire ? Je veux le tyran par nécessité, cela est certes possible et parfois vérifié. Mais je le garde aussi et surtout par commodité, par peur de l’inconnu, des responsabilités morales et politiques. Au fond, je lui délègue ma souveraineté par peur et je ne la lui conteste pas par habitude ou parce qu’une fois qu’il m’a rassuré contre le danger qui m’avait fait lui déléguer ma souveraineté, il me fait peur à son tour et que je n’ai plus de recours.

De ce fait, ne peut-on pas appliquer un parallélisme entre la tyrannie et une démocratie qui détourne l’attribution représentative du pouvoir ? Si cette déformation de la démocratie représentative est possible et effective, ne peut-on pas juger également que c’est par la faute du peuple qui a choisi de se désintéresser des problèmes politiques ? La servitude volontaire ne serait-elle pas, dans ce cas, une délégation aveugle d’un pouvoir citoyen par une partie de la population ? Ces citoyens refuseraient d’exercer leur devoir critique de citoyen pour préférer un aveuglement inexplicable rationnellement, mais compréhensible en termes de nonchalance, d’ignorance, de fatalisme ou de simple dépit.

Avant de soulever le fond du problème que pose La Boétie, nous allons d’abord rappeler les principales étapes de sa pensée.


Résumé des arguments du Discours de la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie.

 

        La Boétie pose dès l’introduction terminée, à la deuxième page, les deux premiers constats que nous avons déjà évoqués :

« Pour ce coup je ne voudrois sinon entendre comm’il se peut faire que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent quelque fois un tyran seul, qui n’a puissance que celle qu’ils luy donnent ; qui n’a pouvoir de leur nuire, sinon tant qu’ils ont vouloir de l’endurer ; »[2]

Immédiatement, son attention et son argumentation se portent sur l’acceptation et surtout sur le soutien actif à la tyrannie. Le premier constat lui paraît tellement évident qu’il ne justifie pas un examen particulier. Pendant une dizaine de pages, La Boétie va développer ce thème : il suffit qu’un groupe d’hommes refuse d’obéir, refuse simplement de soutenir un tyran, pour que celui-ci perde tout moyen de nuire, pour qu’il disparaisse avec sa tyrannie.

Comment se fait-il, dès lors, qu’il se maintienne ?

« Cherchons donc par conjecture, si nous en pouvons trouver, comment s’est ainsi si avant enracinée ceste opiniatre volonté de servir, qu’il semble maintenant que l’amour mesme de la liberté ne soit pas si naturelle. »[3]

Une fois que la liberté est supposée naturelle à tout homme, ce que La Boétie exprime immédiatement après cette citation[4], il faut se résoudre à penser la servitude volontaire suivant deux autres possibilités. La première consiste à la faire découler de l’inégalité des hommes. La Boétie examine ainsi l’inégalité par nature qui rend les uns forts, les autres faibles, les uns intelligents, les autres bêtes, les uns agiles, adroits et les autres maladroits. De cela il conclut à la nécessité de l’entraide et donc d’une communauté humaine réglée, en raison, sur le partage des compétences pour le bienfait de tous :

« et ne peut tomber en l’entendement de personne que nature ait mis aucun en servitude nous aiant tous mis en compaignie. »[5]

La tyrannie ne peut donc venir de cette différence, et on voit bien dans les faits que le tyran n’est jamais le meilleur, bien au contraire. Mieux, même les bêtes dites domestiques ne se laissent pas domestiquer sans lutter[6]. Il est donc indiscutable que la liberté est naturelle, et que la servitude est une altération humaine. De plus, La Boétie pense qu’on peut raisonnablement supposer que des hommes qui naîtraient libres et sans expérience de la sujétion la rechercheraient toute leur vie s’ils en étaient privés[7]. Finalement, la seule hypothèse qu’il puisse retenir reste la puissance de la coutume, de l’habitude et de l’éducation :

« ainsi la première raison de la servitude volontaire c’est la coustume. »[8]

« la première raison pourquoy les hommes servent volontiers, est pource qu’ils naissent serfs et sont nourris tels. »[9]

On voit bien en cela le parallélisme, régulièrement répété, avec les animaux domestiques. La coutume, l’habitude et le dressage parviennent à rendre domestiques et serviables des hommes qui sont naturellement indépendants et libres, comme on le fait des animaux.[10] Le jugement moral sur la tyrannie et l’absolutisme devient alors terrible, même s’il n’est pas toujours formulé explicitement par l’auteur. Non seulement ces systèmes politiques privent les hommes de leur nature, et donc ils dénaturent les créatures de Dieu, mais en plus ils les rabaissent au niveau des animaux les plus vils. La politique de dénaturation devient une volonté d’abaissement moral du peuple. Or, cela ne profite même pas à la puissance de la nation, puisque l’histoire montre abondamment que la liberté rend les hommes plus forts et meilleurs.

        Pour finir, La Boétie montre que l’inexpérience de la liberté, ajoutée à l’ignorance de son existence à d’autres époques, permet une sujétion totale. Seuls quelques individus parviennent à sentir la sujétion et la combattent. Toutefois, comme chez les animaux, ils restent exceptionnels. La seule chose qui pourrait réveiller le sentiment de la liberté dans le peuple serait l’éducation. La Boétie explique justement comment la tyrannie s’oppose aux sciences, et à toute forme d’intelligence.[11] De ce fait, et comme les hommes ne sont pas totalement des bêtes, il faut les tenir par d’autres voies que les simples animaux, et la principale reste le pain et les jeux, programme politique qui peut résumer à lui seul toute tyrannie.[12] Un autre moyen employé reste l’appropriation de la religion, qui peut asseoir définitivement le tyran, mais lui promet la vindicte divine. Les miracles produits par les tyrans et les rois servent donc à s’assurer de la créance populaire et d’une soumission totale[13]. Finalement, les arguments explicatifs de la soumission et du soutien du peuple au tyran se terminent par l’explication formelle de ce pouvoir. Il est pyramidal. Au sommet se trouve le tyran, puis ses quelques confidents, et ainsi de suite jusqu’au peuple. L’espoir de grimper dans la pyramide tient lieu de cohésion et maintient non seulement la soumission mais surtout l’adhésion populaire. Finalement, ce système reste bâti sur l’exclusion de toute amitié, et si le système reste stable, il ne rapporte aucun bien véritable au tyran, ni, évidemment, à ses sujets. En cela réside un dernier paradoxe, et une certaine forme de châtiment.


Tentative d’exposition d’un premier problème qu’oublie La Boétie :

 

        Ce résumé présente l’argumentation de La Boétie, sans la commenter ni la critiquer. En fait, le premier problème de ce texte réside dans l’absence d’une conception du peuple. Ce dernier est considéré comme un ensemble déjà constitué d’individus indépendants et La Boétie considère toujours les individus comme ses seuls constituants. À aucun moment ne se fait jour l’idée d’un collectif, d’une action collective. Pour lui, chaque individu doit pouvoir nier le phénomène collectif et le rendre caduc. La coutume et l’habitude sont bien des chaînes pour les individus, mais La Boétie ne songe pas à la formation d’une identité collective, par exemple. Il lui semble acquis que l’individu est au cœur de tout système politique, alors qu’on découvre aujourd’hui que les sociétés primitives donnaient souvent la primauté au collectif. L’individu se sent parfois plus la partie d’un tout collectif que ce qui doit justifier ce tout. Les ordres religieux, sectaires, la société féodale, l’organisation tribale, voire certaines formes de régionalisme ou même de patriotisme permettent à l’individu de se diluer dans un tout qui lui est supérieur. Ce phénomène, qui exclut une utilisation individuelle de la raison et une conception de la rationalité basée sur sa présence en chacun, permet et encourage la soumission et la sujétion. La Boétie ignore totalement cela et il lui devient ainsi impossible de comprendre cet aspect de la servitude volontaire. Certes, la coutume et l’habitude en sont des piliers. Mais il ne faut pas oublier qu’on peut naître libre et se réfugier dans une organisation sectaire alors même que l’existence individuelle n’est pas en danger.

        Ainsi, la propension actuelle à faire du sectateur un individu en perdition psychologique ne répond pas au problème fondamental, elle l’évacue. On ne peut pas supposer que l’adhésion de millions d’individus à une religion, une secte ou tout système totalitaire ne se fait que par une succession de dépits personnels, de problèmes individuels. Nous pensons qu’il faut chercher plus profondément dans l’âme humaine et admettre qu’il existe une propension, pour beaucoup d’hommes, et peut-être tous, à se diluer dans le collectif. Face à l’affirmation d’un libre arbitre irréductible, il existe, affirmée au cours des siècles, une sorte d’instinct collectif. Cet instinct vise à ce que l’individu se fonde dans la tribu, dans le collectif. On peut le nommer primitif ou le dénigrer, il est nettement plus présent, et plus visible par nature, dans les phénomènes sociaux. Nous sommes, avec La Boétie, en présence d’un penseur du libre arbitre. À aucun moment, notre auteur ne parvient à formuler l’hypothèse que ce libre arbitre puisse ne pas être éprouvé par tous. De même, il ne peut pas supposer, ni comprendre, que le libre arbitre ne soit pas considéré comme une valeur positive. D’une part, il est clairement victime des préjugés de ses origines sociales, et il universalise une conception de la liberté qui demande à être précisée. En effet, si la servitude peut être politiquement volontaire, la liberté n’est peut-être pas une affaire exclusivement politique. N’y-a-t-il pas confusion entre la liberté, le libre arbitre que nous possédons tous, et son expression politique ? N’est-il pas possible de penser qu’on peut être libre en se détachant de l’activité politique ? Ne peut-on posséder un jugement sur la politique sans se sentir opprimé de ne pouvoir l’exprimer ?

 

        Au fond, La Boétie n’étudie que l’aspect politique de la liberté, et oublie son aspect moral, par exemple. Lorsqu’il affirme que la servitude volontaire ne peut venir que de la coutume et du dressage, il oublie aussi qu’elle peut être issue d’un désintérêt. Quelle valeur possède ma parole politique pour que je joue ma vie pour elle ? La condition du serf au Moyen-âge était sans doute détestable. Mais elle était préférable à celle de vagabond. La condition d’ouvrier, de petit employé sans pouvoir politique est certes infiniment meilleure sur le plan de la vie quotidienne, mais elle n’est probablement guère améliorée du point de vue politique. Cependant le pauvre, le SDF, le membre du « Quart-monde » vit dans un univers carrément insoutenable. Sa présence justifie l’adhésion du petit possédant à un système qui l’oppresse pourtant. Au fond, ce que dit La Boétie de la structure de la tyrannie est vrai en presque toute circonstance. Nos sociétés sont pyramidales, et l’espoir d’en profiter tient lieu de cohésion sociale. De plus, dans la mesure où il existe toujours un plus mal loti que soi, tout membre de cette société risque de perdre quelque chose en ne la soutenant pas. Ainsi, tout le monde la soutient. Finalement, alors que La Boétie croyait tenter de comprendre la servitude volontaire, il a mis au jour un principe beaucoup plus fondamental de la cohésion sociale. La servitude reste volontaire et effective tant que la société qui l’exige est en mesure de fournir un modèle pyramidal où chacun peut trouver plus bas que soit. L’essentiel est ensuite de parvenir à maîtriser les membres les plus démunis de la société. Cela se fait différemment suivant les situations et les systèmes politiques : l’esclavage, les castes, les subsides minimum, la présentation d’une toujours possible progression dans la pyramide, le culte de la réussite et donc le mépris du laissé pour compte, sont des solutions.

 

Tentative de compréhension du fond du problème.

 

        Dès lors, que doit-on comprendre par « servitude volontaire » ? La Boétie entendait par cela la soumission grotesque du plus grand nombre à un tyran. Ce tyran étant considéré comme entièrement néfaste et parasite du peuple qui le soutient, notre auteur en venait à penser que le peuple était abruti par une naissance servile, une société figée et une éducation à la servitude. Mais il nous semble que La Boétie a pris le peuple, le tyran et la personne humaine comme des principes abstraits. De ce fait, il ne peut pas être conduit à penser que les serfs de son siècle sont, par certains aspects, privilégiés. Ils ont ainsi beaucoup à perdre, lors d’une révolte. D’une part l’unanimité du peuple n’a aucun sens d’un point de vue pratique. Certes, si nous possédions tous la même raison et la même intrépidité, aucun tyran ne serait possible. Mais voilà, l’homme n’est pas une machine, ni un patron abstrait. Il n’existe, en politique, que des hommes fort divers dont la subsumation sous le vocable de « peuple » laisse fort à désirer. Il est aisé pour un noble seigneur de désigner par ce vocable ce qui sera plus tard « le Tiers Etat ». Néanmoins, entre les bourgeois et les villageois, les fermiers et les marchands, les ouvriers agricoles et les artisans, les maîtres et les compagnons, le peuple ne peut pas, n’a aucune raison pour parler d’une seule voix. Ce peuple, La Boétie ne peut le comprendre parce qu’il ne le connaît pas, il ne l’a jamais étudié, fréquenté, visité. Frappé par une révolte matée dans le sang, il n’a pas pour autant observé la disparité de ce qu’il nommait sous un vocable qu’il a indûment tenté de conceptualiser.

        De fait, l’essentiel du problème que soulève l’expression de « servitude volontaire » réside dans une approche trop globalisante des réalités sociales et humaines. Dans le domaine politique pratique, les faits deviennent incompréhensibles si on généralise indûment. Ainsi la servitude volontaire existe non pas de la part du peuple, ni de chacun de ses membres, mais de la part d’individus qui, isolément, trouvent une place dans la collectivité. Cette place, même modeste, est une sécurité, parfois même un début d’identité. Pour prendre le risque de la perdre, il faut soit une conscience politique hors du commun, soit avoir conscience de l’avoir déjà perdue. Une société ne peut pas se baser sur une opposition aussi simple que celle du tyran au peuple. Dans ce cas, il semble évident que le tyran ne pourrait pas se maintenir. Mais une société humaine est fondée sur de multiples intérêts, et sur une multitude de minuscules hiérarchies internes où les espoirs et les déceptions peuvent s’accomplir. Par conséquent, il n’existe pas de servitude volontaire pour un peuple, parce qu’un peuple n’existe pas de ce point de vue. S’il existe une certaine forme de servitude volontaire, elle est de l’ordre de ce qui permet de trouver une place dans une organisation collective. Par conséquent, elle est une forme de volonté d’insertion, et souvent une insertion minimale à une société vaut mieux qu’un rejet de cette dernière. Le paria reste la figure emblématique de cette forme de liberté, pour autant qu’on y regarde de loin. Le paria est dans les faits plus souvent privé de toute aide, méprisé et chassé.

        Cette réalité fondamentale doit nous aider à la fois à comprendre le statut de la liberté politique en démocratie, et celui de la servitude volontaire. Les deux ne sont pas antagonistes, car toutes deux ne sont pas des concepts, mais des attitudes. En tant que membre volontaire d’une société, je m’asservis à ses codes, ses règles et ses injustices. De ce fait, la démocratie est le seul système qui me permette de tenter de dénoncer ces injustices et donc de les éliminer. Certes, la représentativité et le pouvoir de la presse rendent cette démarche longue, difficile et la vouent parfois à l’échec. Mais elle reste possible et elle triomphe parfois. La liberté politique et son application concrète n’existent que dans leur pratique, dans leur exercice, contrairement au libre arbitre qui ne dépend que du sujet pensant. L’erreur principale de La Boétie, me semble-t-il, est de vouloir une liberté politique absolue, abstraite, calquée sur le modèle du libre arbitre. Or, ce modèle ne fonctionne pas en politique, domaine de la contrainte par excellence. Au fond, le libre arbitre enseigne que pour être libre, et notamment libre de penser, je n’ai qu’à vouloir l’être. Aucune contrainte intérieure ne peut stopper cette démarche, si elle est menée résolument. Par contre, dans le domaine politique, la volonté ne s’exerce pas sur elle-même ou sur l’esprit qui la possède. Elle s’applique à un ordre déjà là, dont, à moins de circonstances extraordinaires, je dois me contenter et auquel j’appartiens. L’exercice de ma liberté politique consistera dès lors à essayer de m’en sortir du mieux possible. De ce point de vue, tout relatif certes mais réel, la démocratie représentative reste encore le lieu où elle peut le plus aisément s’exprimer et se concrétiser.


Conclusion :

 

        Il peut sembler étrange de terminer cette petite réflexion par une chose aussi évidente que l’affirmation de la liberté politique en démocratie représentative. Toutefois, la chose ne semble pas si évidente pour beaucoup de nos concitoyens. Beaucoup estiment que le droit de vote est devenu inutile, que la manifestation et l’expression publique ne sont plus d’aucune utilité. Beaucoup, et notamment des jeunes destinés à des carrières ouvrières peu valorisées socialement, sont enclins à un fatalisme politique qui les pousse soit vers les solutions extrémistes, soit vers l’indifférence. Mes diverses expériences sur le sujet m’ont convaincu qu’une véritable menace pèse sur notre démocratie. Ces jeunes, qui en font socialement partie, refusent majoritairement le jeu démocratique. Par conséquent, et étant donné que les plus hauts degrés du pouvoir semblent bien en apparence confisqués par une même catégorie sociale, il me semble qu’une chape de plomb est tombée sur notre société et qu’elle est devenue immobile, autiste à elle-même et à ses membres les moins favorisés, les plus éloignés du pouvoir. Je ne pouvais pas laisser ce sentiment, ces impressions m’envahir sans leur accorder une tentative honnête de réflexion.

        Le texte de La Boétie est survenu à point nommé. Il me semblait résumer parfaitement le sentiment de mes jeunes élèves sur leur situation sociale et sur leur sentiment de résignation politique. Au fond, face à un état conçu comme tyrannique et tout-puissant, ils ne rêvaient pas de liberté, mais d’insertion et de réussite à l’intérieur de la société. Ceux-là même qui utilisent des moyens illégaux et répréhensibles (je pense à des dealers) pour se procurer de l’argent, s’en servent ensuite pour s’acheter une apparence socialement acceptable à travers des biens de consommation ostentatoires. Pour ces jeunes, la critique de la politique me semble donc en partie ressortir de celle de La Boétie. Ils ont l’impression de jouer à tout ou rien : la liberté est entièrement sans contrainte, ou elle n’est pas. La servitude, dans ce cas, ne peut être que voulue et justifiée, et non subie, par celui à qui elle s’applique.

        J’ai donc voulu utiliser ce texte pour me permettre de préparer une explication cohérente à ce phénomène apparent. Il me faudra donc faire comprendre à ces jeunes que la liberté politique n’est pas qu’une affaire de volonté, mais qu’elle est d’abord une composition avec les événements et les circonstances. Et, de ce point de vue, peu de circonstances ne furent plus propices à ce que la liberté politique s’applique dans les faits que nos démocraties représentatives, toutes imparfaites qu’elles soient. Certes, je pense sincèrement que la représentativité des citoyens de notre démocratie ne s’effectue plus. Mais le simple fait de pouvoir le dire, de pouvoir le communiquer et donc de commencer à agir contre ce phénomène me semble une application concrète de ce qu’est la liberté politique.



[1] Rousseau, Du contrat social, livre premier, chapitre premier, page 41.

[2] La Boétie, Discours de la servitude volontaire, page 104.

[3] La Boétie, Discours de la servitude volontaire, page 117.

[4] Ibid.

[5] Op. Cit. page 119.

[6] Op.Cit. page 121.

[7] Op.Cit. page 124.

[8] Op.Cit. page 133.

[9] Op.Cit. page 137.

[10] [cf. la Fable de La Fontaine « Le Chien et le Loup », où le symbolisme animal est encore plus parlant après la lecture de l’UV de Jérôme - note du webmestre]

[11] Op.Cit. page 135.

[12] Op.Cit. pages 140 à 146.

[13] Op.Cit. page 150.