Revenons ainsi au
problème de la servitude volontaire et de ce qu’elle implique. Qu’est ce que la
notion de servitude volontaire ? En théorie, il y a une contradiction
évidente dans les termes. Une servitude ne peut que naître et s’appliquer sous
la contrainte. Toute servitude est par conséquent subie et involontaire.
Néanmoins, par servitude on entend aussi le « serf », c’est à dire
celui qui sert contraint et forcé un seigneur, mais auquel ce seigneur doit
assurer la protection et la justice. Par conséquent, la servitude est bien une
mise sous tutelle, mais cette dépendance s’accompagne de devoirs pour celui
auquel elle est échue. Ainsi, on peut penser que cette servitude est parfois
demandée voire exigée par des hommes aux abois dont la vie est menacée. On a
alors une sorte de pacte entre la perte de la liberté et l’acquisition d’une
défense qu’on est incapable d’assurer efficacement. Dans ce cas, la servitude
est bien voulue, pour échapper soit à une autre servitude, soit à la mort. On
voit donc que le système féodal, par exemple, est en partie basé sur cette
notion de servitude volontaire. Lorsqu’on considère la série de calamités
internes et externes qui s’abattent sur la France et l’Europe Occidentale entre
la fin de l’Empire Romain et Philippe Auguste, on comprend que, dans le domaine
politique, la sécurité soit privilégiée à la liberté. Ce point de départ
historique est encore renforcé par l’autorité de l’Eglise et l’exemple du
Christ, qui tend à montrer lors de la Cène qu’il faut vouloir la Servitude. La
Boétie ne peut pas ignorer la crise du modèle féodal qui agonise précisément au
moment où il écrit. Si la contrepartie défensive à la sujétion n’est plus
accordée ou plus nécessaire, la soumission devient sans objet, irrationnelle,
illogique.
Le problème
survient lors d’une tyrannie, c’est à dire lorsque les idées de justice et de
sécurité risquent d’être bafouées. En un sens, la servitude volontaire consiste
en un équilibre entre la liberté individuelle et la menace contre la
collectivité. Sans menace, est injuste tout ce qui brime ma liberté. Si la
menace est pressante pour ma vie même, toute action qui vise à la supprimer est
juste, même si elle m’ôte ma liberté. Le problème réside dans l’appréhension de
cette menace, et des mesures efficaces à son encontre. C’est cette appréhension
qui permet ou non l’instauration d’un régime qui supprime les libertés. Comme
le fait remarquer La Boétie, une dictature ne peut rester en place si les gens
ne l’acceptent pas. D’ailleurs, le discours de toute tyrannie présente la
servitude imposée soit comme volontaire, soit comme nécessaire. Et a-t-il
tort ? En effet, si un peuple subit une tyrannie, c’est qu’une frange
importante de la population le veut. Et pourquoi ? L’efficacité supposée,
« l’homme providentiel », toutes les illusions développées à l’envi
par le discours de la tyrannie ne visent-elles pas à cacher qu’au fond, c’est
la lâcheté qui fait les tyrans, et l’habitude qui les maintient au
pouvoir ? Encore, si l’homme providentiel peut être nécessaire
quelquefois, il doit supprimer le péril, et non viser à se maintenir. Pourquoi,
lorsqu’il a mené à bien sa mission, le peuple ne lui intime-t-il pas l’ordre de
quitter sa fonction ? Pourquoi vouloir le conserver à un poste qui n’est
plus nécessaire ? Je veux le tyran par nécessité, cela est certes possible
et parfois vérifié. Mais je le garde aussi et surtout par commodité, par peur
de l’inconnu, des responsabilités morales et politiques. Au fond, je lui
délègue ma souveraineté par peur et je ne la lui conteste pas par habitude ou
parce qu’une fois qu’il m’a rassuré contre le danger qui m’avait fait lui
déléguer ma souveraineté, il me fait peur à son tour et que je n’ai plus de
recours.
De ce fait, ne
peut-on pas appliquer un parallélisme entre la tyrannie et une démocratie qui
détourne l’attribution représentative du pouvoir ? Si cette déformation de
la démocratie représentative est possible et effective, ne peut-on pas juger
également que c’est par la faute du peuple qui a choisi de se désintéresser des
problèmes politiques ? La servitude volontaire ne serait-elle pas, dans ce
cas, une délégation aveugle d’un pouvoir citoyen par une partie de la population ?
Ces citoyens refuseraient d’exercer leur devoir critique de citoyen pour
préférer un aveuglement inexplicable rationnellement, mais compréhensible en
termes de nonchalance, d’ignorance, de fatalisme ou de simple dépit.
Immédiatement, son
attention et son argumentation se portent sur l’acceptation et surtout sur le
soutien actif à la tyrannie. Le premier constat lui paraît tellement évident qu’il
ne justifie pas un examen particulier. Pendant une dizaine de pages, La Boétie
va développer ce thème : il suffit qu’un groupe d’hommes refuse d’obéir,
refuse simplement de soutenir un tyran, pour que celui-ci perde tout moyen de
nuire, pour qu’il disparaisse avec sa tyrannie.
Comment se fait-il,
dès lors, qu’il se maintienne ?
« Cherchons donc par conjecture, si nous en pouvons trouver,
comment s’est ainsi si avant enracinée ceste opiniatre volonté de servir, qu’il
semble maintenant que l’amour mesme de la liberté ne soit pas si
naturelle. »[3]
Une fois que la liberté est supposée naturelle à tout homme, ce que
La Boétie exprime immédiatement après cette citation[4],
il faut se résoudre à penser la servitude volontaire suivant deux autres
possibilités. La première consiste à la faire découler de l’inégalité des
hommes. La Boétie examine ainsi l’inégalité par nature qui rend les uns forts,
les autres faibles, les uns intelligents, les autres bêtes, les uns agiles,
adroits et les autres maladroits. De cela il conclut à la nécessité de
l’entraide et donc d’une communauté humaine réglée, en raison, sur le partage
des compétences pour le bienfait de tous :
« et ne peut tomber en l’entendement
de personne que nature ait mis aucun en servitude nous aiant tous mis en
compaignie. »[5]
La tyrannie ne peut donc venir de cette différence, et on voit bien
dans les faits que le tyran n’est jamais le meilleur, bien au contraire. Mieux,
même les bêtes dites domestiques ne se laissent pas domestiquer sans lutter[6].
Il est donc indiscutable que la liberté est naturelle, et que la servitude est
une altération humaine. De plus, La Boétie pense qu’on peut raisonnablement
supposer que des hommes qui naîtraient libres et sans expérience de la sujétion
la rechercheraient toute leur vie s’ils en étaient privés[7].
Finalement, la seule hypothèse qu’il puisse retenir reste la puissance de la
coutume, de l’habitude et de l’éducation :
« ainsi la première raison de la
servitude volontaire c’est la coustume. »[8]
« la première raison pourquoy les
hommes servent volontiers, est pource qu’ils naissent serfs et sont nourris
tels. »[9]
On voit bien en cela le parallélisme, régulièrement répété, avec
les animaux domestiques. La coutume, l’habitude et le dressage parviennent à
rendre domestiques et serviables des hommes qui sont naturellement indépendants
et libres, comme on le fait des animaux.[10]
Le jugement moral sur la tyrannie et l’absolutisme devient alors terrible, même
s’il n’est pas toujours formulé explicitement par l’auteur. Non seulement ces
systèmes politiques privent les hommes de leur nature, et donc ils dénaturent
les créatures de Dieu, mais en plus ils les rabaissent au niveau des animaux
les plus vils. La politique de dénaturation devient une volonté d’abaissement
moral du peuple. Or, cela ne profite même pas à la puissance de la nation,
puisque l’histoire montre abondamment que la liberté rend les hommes plus forts
et meilleurs.
Pour finir, La Boétie
montre que l’inexpérience de la liberté, ajoutée à l’ignorance de son existence
à d’autres époques, permet une sujétion totale. Seuls quelques individus
parviennent à sentir la sujétion et la combattent. Toutefois, comme chez les
animaux, ils restent exceptionnels. La seule chose qui pourrait réveiller le
sentiment de la liberté dans le peuple serait l’éducation. La Boétie explique
justement comment la tyrannie s’oppose aux sciences, et à toute forme
d’intelligence.[11]
De ce fait, et comme les hommes ne sont pas totalement des bêtes, il faut les
tenir par d’autres voies que les simples animaux, et la principale reste le
pain et les jeux, programme politique qui peut résumer à lui seul toute
tyrannie.[12]
Un autre moyen employé reste l’appropriation de la religion, qui peut asseoir
définitivement le tyran, mais lui promet la vindicte divine. Les miracles
produits par les tyrans et les rois servent donc à s’assurer de la créance
populaire et d’une soumission totale[13].
Finalement, les arguments explicatifs de la soumission et du soutien du peuple
au tyran se terminent par l’explication formelle de ce pouvoir. Il est
pyramidal. Au sommet se trouve le tyran, puis ses quelques confidents, et ainsi
de suite jusqu’au peuple. L’espoir de grimper dans la pyramide tient lieu de
cohésion et maintient non seulement la soumission mais surtout l’adhésion
populaire. Finalement, ce système reste bâti sur l’exclusion de toute amitié,
et si le système reste stable, il ne rapporte aucun bien véritable au tyran,
ni, évidemment, à ses sujets. En cela réside un
dernier paradoxe, et une certaine forme de châtiment.
Tentative d’exposition d’un premier problème qu’oublie La
Boétie :
Ce résumé présente
l’argumentation de La Boétie, sans la commenter ni la critiquer. En fait, le
premier problème de ce texte réside dans l’absence d’une conception du peuple.
Ce dernier est considéré comme un ensemble déjà constitué d’individus
indépendants et La Boétie considère toujours les individus comme ses seuls
constituants. À aucun moment ne se fait jour l’idée d’un collectif, d’une action
collective. Pour lui, chaque individu doit pouvoir nier le phénomène collectif
et le rendre caduc. La coutume et l’habitude sont bien des chaînes pour les
individus, mais La Boétie ne songe pas à la formation d’une identité
collective, par exemple. Il lui semble acquis que l’individu est au cœur de
tout système politique, alors qu’on découvre aujourd’hui que les sociétés
primitives donnaient souvent la primauté au collectif. L’individu se sent
parfois plus la partie d’un tout collectif que ce qui doit justifier ce tout.
Les ordres religieux, sectaires, la société féodale, l’organisation tribale,
voire certaines formes de régionalisme ou même de patriotisme permettent à
l’individu de se diluer dans un tout qui lui est supérieur. Ce phénomène, qui
exclut une utilisation individuelle de la raison et une conception de la
rationalité basée sur sa présence en chacun, permet et encourage la soumission
et la sujétion. La Boétie ignore totalement cela et il lui devient ainsi
impossible de comprendre cet aspect de la servitude volontaire. Certes, la coutume
et l’habitude en sont des piliers. Mais il ne faut pas oublier qu’on peut
naître libre et se réfugier dans une organisation sectaire alors même que
l’existence individuelle n’est pas en danger.
Ainsi, la propension
actuelle à faire du sectateur un individu en perdition psychologique ne répond
pas au problème fondamental, elle l’évacue. On ne peut pas supposer que
l’adhésion de millions d’individus à une religion, une secte ou tout système
totalitaire ne se fait que par une succession de dépits personnels, de
problèmes individuels. Nous pensons qu’il faut chercher plus profondément dans
l’âme humaine et admettre qu’il existe une propension, pour beaucoup d’hommes,
et peut-être tous, à se diluer dans le collectif. Face à l’affirmation d’un
libre arbitre irréductible, il existe, affirmée au cours des siècles, une sorte
d’instinct collectif. Cet instinct vise à ce que l’individu se fonde dans la
tribu, dans le collectif. On peut le nommer primitif ou le dénigrer, il est
nettement plus présent, et plus visible par nature, dans les phénomènes
sociaux. Nous sommes, avec La Boétie, en présence d’un penseur du libre
arbitre. À aucun moment, notre auteur ne parvient à formuler l’hypothèse que
ce libre arbitre puisse ne pas être éprouvé par tous. De même, il ne peut pas
supposer, ni comprendre, que le libre arbitre ne soit pas considéré comme une
valeur positive. D’une part, il est clairement victime des préjugés de ses
origines sociales, et il universalise une conception de la liberté qui demande
à être précisée. En effet, si la servitude peut être politiquement volontaire,
la liberté n’est peut-être pas une affaire exclusivement politique. N’y-a-t-il
pas confusion entre la liberté, le libre arbitre que nous possédons tous, et
son expression politique ? N’est-il pas possible de penser qu’on peut être
libre en se détachant de l’activité politique ? Ne peut-on posséder un
jugement sur la politique sans se sentir opprimé de ne pouvoir
l’exprimer ?
Au fond, La Boétie
n’étudie que l’aspect politique de la liberté, et oublie son aspect moral, par
exemple. Lorsqu’il affirme que la servitude volontaire ne peut venir que de la
coutume et du dressage, il oublie aussi qu’elle peut être issue d’un
désintérêt. Quelle valeur possède ma parole politique pour que je joue ma vie pour
elle ? La condition du serf au Moyen-âge était sans doute détestable. Mais
elle était préférable à celle de vagabond. La condition d’ouvrier, de petit
employé sans pouvoir politique est certes infiniment meilleure sur le plan de
la vie quotidienne, mais elle n’est probablement guère améliorée du point de
vue politique. Cependant le pauvre, le SDF, le membre du
« Quart-monde » vit dans un univers carrément insoutenable. Sa
présence justifie l’adhésion du petit possédant à un système qui l’oppresse
pourtant. Au fond, ce que dit La Boétie de la structure de la tyrannie est vrai
en presque toute circonstance. Nos sociétés sont pyramidales, et l’espoir d’en
profiter tient lieu de cohésion sociale. De plus, dans la mesure où il existe
toujours un plus mal loti que soi, tout membre de cette société risque de
perdre quelque chose en ne la soutenant pas. Ainsi, tout le monde la soutient.
Finalement, alors que La Boétie croyait tenter de comprendre la servitude
volontaire, il a mis au jour un principe beaucoup plus fondamental de la
cohésion sociale. La servitude reste volontaire et effective tant que la
société qui l’exige est en mesure de fournir un modèle pyramidal où chacun peut
trouver plus bas que soit. L’essentiel est ensuite de parvenir à maîtriser les
membres les plus démunis de la société. Cela se fait différemment suivant les
situations et les systèmes politiques : l’esclavage, les castes, les
subsides minimum, la présentation d’une toujours possible progression dans la
pyramide, le culte de la réussite et donc le mépris du laissé pour compte, sont
des solutions.
Tentative de compréhension du fond du problème.
Dès lors, que doit-on
comprendre par « servitude volontaire » ? La Boétie entendait
par cela la soumission grotesque du plus grand nombre à un tyran. Ce tyran
étant considéré comme entièrement néfaste et parasite du peuple qui le
soutient, notre auteur en venait à penser que le peuple était abruti par une
naissance servile, une société figée et une éducation à la servitude. Mais il
nous semble que La Boétie a pris le peuple, le tyran et la personne humaine
comme des principes abstraits. De ce fait, il ne peut pas être conduit à penser
que les serfs de son siècle sont, par certains aspects, privilégiés. Ils ont
ainsi beaucoup à perdre, lors d’une révolte. D’une part l’unanimité du peuple
n’a aucun sens d’un point de vue pratique. Certes, si nous possédions tous la
même raison et la même intrépidité, aucun tyran ne serait possible. Mais voilà,
l’homme n’est pas une machine, ni un patron abstrait. Il n’existe, en
politique, que des hommes fort divers dont la subsumation sous le vocable de
« peuple » laisse fort à désirer. Il est aisé pour un noble seigneur
de désigner par ce vocable ce qui sera plus tard « le Tiers Etat ».
Néanmoins, entre les bourgeois et les villageois, les fermiers et les
marchands, les ouvriers agricoles et les artisans, les maîtres et les
compagnons, le peuple ne peut pas, n’a aucune raison
pour parler d’une seule voix. Ce peuple, La Boétie ne peut le comprendre parce
qu’il ne le connaît pas, il ne l’a jamais étudié, fréquenté, visité. Frappé par
une révolte matée dans le sang, il n’a pas pour autant observé la disparité de
ce qu’il nommait sous un vocable qu’il a indûment tenté de conceptualiser.
De fait, l’essentiel
du problème que soulève l’expression de « servitude volontaire »
réside dans une approche trop globalisante des réalités sociales et humaines.
Dans le domaine politique pratique, les faits deviennent incompréhensibles si
on généralise indûment. Ainsi la servitude volontaire existe non pas de la part
du peuple, ni de chacun de ses membres, mais de la part d’individus qui,
isolément, trouvent une place dans la collectivité. Cette place, même modeste,
est une sécurité, parfois même un début d’identité. Pour prendre le risque de
la perdre, il faut soit une conscience politique hors du commun, soit avoir
conscience de l’avoir déjà perdue. Une société ne peut pas se baser sur une
opposition aussi simple que celle du tyran au peuple. Dans ce cas, il semble
évident que le tyran ne pourrait pas se maintenir. Mais une société humaine est
fondée sur de multiples intérêts, et sur une multitude de minuscules
hiérarchies internes où les espoirs et les déceptions peuvent s’accomplir. Par
conséquent, il n’existe pas de servitude volontaire pour un peuple, parce qu’un
peuple n’existe pas de ce point de vue. S’il existe une certaine forme de
servitude volontaire, elle est de l’ordre de ce qui permet de trouver une place
dans une organisation collective. Par conséquent, elle est une forme de volonté
d’insertion, et souvent une insertion minimale à une société vaut mieux qu’un
rejet de cette dernière. Le paria reste la figure emblématique de cette forme
de liberté, pour autant qu’on y regarde de loin. Le paria est dans les faits
plus souvent privé de toute aide, méprisé et chassé.
Cette réalité
fondamentale doit nous aider à la fois à comprendre le statut de la liberté
politique en démocratie, et celui de la servitude volontaire. Les deux ne sont
pas antagonistes, car toutes deux ne sont pas des concepts, mais des attitudes.
En tant que membre volontaire d’une société, je m’asservis à ses codes, ses
règles et ses injustices. De ce fait, la démocratie est le seul système qui me
permette de tenter de dénoncer ces injustices et donc de les éliminer. Certes,
la représentativité et le pouvoir de la presse rendent cette démarche longue,
difficile et la vouent parfois à l’échec. Mais elle reste possible et elle
triomphe parfois. La liberté politique et son application concrète n’existent
que dans leur pratique, dans leur exercice, contrairement au libre arbitre qui
ne dépend que du sujet pensant. L’erreur principale de La Boétie, me
semble-t-il, est de vouloir une liberté politique absolue, abstraite, calquée
sur le modèle du libre arbitre. Or, ce modèle ne fonctionne pas en politique,
domaine de la contrainte par excellence. Au fond, le libre arbitre enseigne que
pour être libre, et notamment libre de penser, je n’ai qu’à vouloir l’être.
Aucune contrainte intérieure ne peut stopper cette démarche, si elle est menée
résolument. Par contre, dans le domaine politique, la volonté ne s’exerce pas
sur elle-même ou sur l’esprit qui la possède. Elle s’applique à un ordre déjà
là, dont, à moins de circonstances extraordinaires, je dois me contenter et
auquel j’appartiens. L’exercice de ma liberté politique consistera dès lors à
essayer de m’en sortir du mieux possible. De ce point de vue, tout relatif
certes mais réel, la démocratie représentative reste encore le lieu où elle
peut le plus aisément s’exprimer et se concrétiser.
Conclusion :
Il peut sembler
étrange de terminer cette petite réflexion par une chose aussi évidente que
l’affirmation de la liberté politique en démocratie représentative. Toutefois,
la chose ne semble pas si évidente pour beaucoup de nos concitoyens. Beaucoup
estiment que le droit de vote est devenu inutile, que la manifestation et
l’expression publique ne sont plus d’aucune utilité. Beaucoup, et notamment des
jeunes destinés à des carrières ouvrières peu valorisées socialement, sont enclins
à un fatalisme politique qui les pousse soit vers les solutions extrémistes,
soit vers l’indifférence. Mes diverses expériences sur le sujet m’ont convaincu
qu’une véritable menace pèse sur notre démocratie. Ces jeunes, qui en font
socialement partie, refusent majoritairement le jeu démocratique. Par
conséquent, et étant donné que les plus hauts degrés du pouvoir semblent bien
en apparence confisqués par une même catégorie sociale, il me semble qu’une
chape de plomb est tombée sur notre société et qu’elle est devenue immobile,
autiste à elle-même et à ses membres les moins favorisés, les plus éloignés du
pouvoir. Je ne pouvais pas laisser ce sentiment, ces impressions m’envahir sans
leur accorder une tentative honnête de réflexion.
Le texte de La Boétie est
survenu à point nommé. Il me semblait résumer parfaitement le sentiment de mes
jeunes élèves sur leur situation sociale et sur leur sentiment de résignation
politique. Au fond, face à un état conçu comme tyrannique et tout-puissant, ils
ne rêvaient pas de liberté, mais d’insertion et de réussite à l’intérieur de la
société. Ceux-là même qui utilisent des moyens illégaux et répréhensibles (je
pense à des dealers) pour se procurer de l’argent, s’en servent ensuite pour
s’acheter une apparence socialement acceptable à travers des biens de
consommation ostentatoires. Pour ces jeunes, la critique de la politique me
semble donc en partie ressortir de celle de La Boétie. Ils ont l’impression de
jouer à tout ou rien : la liberté est entièrement sans contrainte, ou elle
n’est pas. La servitude, dans ce cas, ne peut être que voulue et justifiée, et
non subie, par celui à qui elle s’applique.
J’ai donc voulu
utiliser ce texte pour me permettre de préparer une explication cohérente à ce
phénomène apparent. Il me faudra donc faire comprendre à ces jeunes que la
liberté politique n’est pas qu’une affaire de volonté, mais qu’elle est d’abord
une composition avec les événements et les circonstances. Et, de ce point de
vue, peu de circonstances ne furent plus propices à ce que la liberté politique
s’applique dans les faits que nos démocraties représentatives, toutes
imparfaites qu’elles soient. Certes, je pense sincèrement que la
représentativité des citoyens de notre démocratie ne s’effectue plus. Mais le
simple fait de pouvoir le dire, de pouvoir le communiquer et donc de commencer
à agir contre ce phénomène me semble une application concrète de ce qu’est la
liberté politique.
[1] Rousseau, Du contrat social, livre premier, chapitre premier, page 41.
[2] La Boétie, Discours de la servitude volontaire, page 104.
[3] La Boétie, Discours de la servitude volontaire, page 117.
[4] Ibid.
[5] Op. Cit. page 119.
[6] Op.Cit. page 121.
[7] Op.Cit. page 124.
[8] Op.Cit. page 133.
[9] Op.Cit. page 137.
[10] [cf. la Fable de La Fontaine « Le Chien et le Loup », où le symbolisme animal est encore plus parlant après la lecture de l’UV de Jérôme - note du webmestre]
[11] Op.Cit. page 135.
[12] Op.Cit. pages 140 à 146.
[13] Op.Cit. page 150.