Les biographies de Machiavel.

 

Il faut bien l’avouer, jusqu’à une date récente, les biographies sur Machiavel n’avaient aucun intérêt historique ni philosophique. De la romance de Prezzolini à celle de Heers, nous n’avions droit ni à la rigueur historique (des erreurs de traduction des Ricordi du père de Machiavel donnaient des contresens historiques…cf Ridolfi) ni à des questionnements philosophiques justifiant l’intérêt historique.

En tant que personnage historique, la vie de Machiavel est certes intéressante. L’homme fut à la pointe de l’action politique de l’Europe occidentale pendant une bonne dizaine d’année, et il a laissé par ses rapports et sa correspondance personnelle une source non négligeable de renseignements. L’homme lui-même, en tant que fonctionnaire important de la République florentine, mérite l’attention et une biographie sérieuse. On peut tout d’abord constater qu’aucun ouvrage en français n’a tenté de cerner exactement le personnage historique de Machiavel. Nulle étude de sources, nulle recherche proprement historique n’a été menée. Les références et sources utilisées sont toujours les mêmes, elles émanent surtout de Machiavel lui-même et de sa correspondance. Quid des archives de la ville ? Quid des correspondances de ses contemporains ? Quid des traces administratives parlant de Machiavel ou de son travail, sans être de sa main ? Le travail d’historien reste entièrement à faire si l’on veut dégager une chronologie solide de l’activité du Secrétaire, par exemple. Certes, le cadre en est donné par ses rapports de mission, entre autres, mais d’autres traces devraient être examinées afin d’établir les faits avec assez d’exactitude.

En tant que philosophe, le personnage de Machiavel a toujours été sous-estimé. Souvent réduite au Prince, sa pensée n’a jamais été envisagée de manière globale, comme étant issue d’une formation. Or lorsque Machiavel arrive au secrétariat de la République florentine, à 27 ans, il est déjà formé. Ses premiers rapports sont déjà des modèles de style et de réflexion. Il nous faut donc poser le problème de sa formation. Il me semble toutefois que Machiavel suit le cursus traditionnel des jeunes gens des classes moyennes florentines de l’époque. Cela reste à confirmer, mais on peut déjà souligner le caractère complet de sa formation d’enfant : latin, mathématique et rhétorique. Jusqu’à 12 ans, les Ricordi de son père nous renseignent sur sa présence dans un cursus traditionnel à Florence comprenant ces trois disciplines. Qu’a fait Machiavel pendant la période qui va de ses 12 ans à son élection ? A-t-il succédé à son père dans la charge de la famille, comme sa première lettre familière (mais datée de 1497) pourrait le suggérer. Son père cessant son journal en 1487, on pourrait imaginer que c’est pour laisser la place à Nicolas ? A-t-il poursuivi des études à l’université de Florence ? Ses lettres montrent une aisance à rédiger qui va sans doute au-delà de ce que le simple écolier de douze ans pouvait acquérir. Mais là encore, rien ne nous permet d’être affirmatif. A-t-il voyagé ? Rien ne semble l’indiquer, mais pourquoi pas ? En fait, le champ des recherches reste ouvert. Voici les pistes à remonter :

Tout d’abord, il faut statuer sur l’éducation de Nicolas enfant. Est-elle courante ou assez exceptionnelle ? A ce sujet, il faut souligner tout de même le fait que Nicolas dût montrer des dispositions précoces pour faire ainsi tout le cursus, puisqu’un siècle auparavant seuls 6 pour cent des élèves faisaient l’ensemble du cursus, en supposant que les mathématiques soient un passage obligé pour parvenir à la grammaire. En était-il de même à l’époque de Machiavel ? On peut le supposer, puisque les lettres de sa femme, de ses frères et de ses enfants montrent une aptitude très limitée à une expression et à une syntaxe correctes. Etant aîné, Machiavel fut-il privilégié ? Sans doute peut-on considérer qu’il montra de bonnes dispositions qui rendirent possible l’investissement paternel dans une éducation scolaire aussi complète.

Ensuite, il faut combler ce trou de dix ans qui béée entre l’adolescence et la trentaine. Les hypothèses sont multiples, mais il ne faut pas perdre de vue que pour intégrer la chancellerie florentine aussi jeune et rédiger d’emblée des lettres avec autant de talent et d’autorité, on ne peut pas se réfugier derrière le simple génie de l’auteur. Un travail de vérification historique me semble donc s’imposer pour vérifier si Nicolas Machiavel était inscrit à l’université de Florence dans ces années, ou dans une autre université (quoi que cela soit peu probable étant donné qu’il n’en a jamais fait mention par la suite), ou s’il a fréquenté des cercles politiques et littéraires florentins, et lesquels. De même, on ignore aujourd’hui quels sont les ouvrages que Machiavel a du lire comme étant des manuels de politique et de gouvernement. En cela, je n’entends pas seulement les classiques antiques, mais aussi les contemporains et les prédécesseurs de Machiavel. Aucune étude historique sérieuse n’existe sur les influences possibles et probables de la pensée du Florentin.

Ce problème historique me semble être le seul véritablement intéressant aujourd’hui pour comprendre Machiavel. Certes, certains débattent encore pour savoir les dates d’écriture du Prince et des Discours, mais cela me semble accessoire. Il va de soit que Machiavel a travaillé sur les deux dans des moments très proches, voire se chevauchant, et qu’il n’y a pas de solution de continuité entre les deux textes. Du fait de l’importance de l’ignorance dans laquelle la formation de Machiavel reste inscrite, et du fait des récentes études sur l’éducation dans le système communal italien de la fin du Moyen-age et de la Renaissance, j’attendais beaucoup de la biographie récente écrite par Marie Gaille-Nikodimov. Ma déception fut importante. Elle ne fait que reprendre ce que l’on sait déjà. Aucune étude historique nouvelle n’a été menée, aucune problématique philosophique vraiment convaincante n’a été élaborée pour justifier de ce nouveau travail. Certes, cette biographie est la meilleure, en français, sur Machiavel. Mais rien d’important et de profond n’est dégagé. On s’extasie toujours sur le personnage, mais on ne l’étudie pas avec une rigueur historique en posant des problèmes précis et en faisant au moins le point sur notre ignorance et sur les pistes de recherche évaluées.

A mon sens, il est donc, aujourd’hui inutile à l’historien, au philosophe comme à l’amateur de lire une des biographies en français sur Machiavel. Par contre, le jour où un mécène acceptera de financer un travail sérieux et approfondi, il fera œuvre utile, à moins qu’un étudiant florentin n’ait déjà effectué le travail historique et que sa thèse ne dorme au fond des armoires de nos universités.

 

Biographies consultées :

Guiseppe Prezzolini, Machiavel, Payot, 1985. (texte écrit en 1926, 60 ans pour avoir une traduction…)

Roberto Ridolfi, Machiavel, Fayard, 1960. (texte écrit vers 1953)

Jacques Heers, Machiavel, fayard, 1985.

Marie Gaille-Nikodimov, Machiavel, Tallandier, 2005.