Introduction : présentation des auteurs et questionnements initiaux

 

Jérôme Roudier enseigne depuis quatre ans en lycée professionnel les Lettres et l'Histoire Géographie, nommées ici "connaissance du monde contemporain". Il officie actuellement dans un Lycée public dijonnais . Il a suivi à Dijon une formation philosophique jusqu'à la maîtrise et prépare actuellement un DEA. Les hasards des concours de recrutement l'ont amené à l'enseignement en lycée Professionnel. Celui-ci s'interroge sur son "rôle social" au sein du système scolaire actuel et sur le contenu de la formation donnée à ses élèves. Lorsque Laurent Trémel l'a contacté pour venir faire une enquête sociologique avec ses classes, il a immédiatement accepté en pensant que ce travail permettrait de fournir un certain nombre d'indications contribuant à répondre à ses interrogations.

Laurent Trémel est Sociologue, il fut membre associé du Centre d'ethnologie française (1993-1995), période durant laquelle il débuta ses recherches sur le phénomène des jeux de rôles, puis participa aux activités du Groupe d'études sociologiques de l'INRP (1995-2003). Ses travaux s'intéressent aux modes de socialisation de la jeunesse au travers de pratiques culturelles caractéristiques de l'époque contemporaine. Ayant initialement axé ses analyses sur l'étude d'activités ludiques (jeux de rôles sur table, jeux vidéo sur ordinateurs) associées au mode de vie de jeunes de sexe masculin, en majorité issus des franges supérieures des classes moyennes, son enquête sur le cinéma partait d'une volonté d'avoir affaire à différents publics, tant au niveau des origines sociales que du sexe, ou encore de la filière scolaire suivie.

 

I. Apports de l'enquête

 

L'interrogation initiale du sociologue fait suite à son étude de la pratique sociale des jeux de rôles sur table et des jeux vidéo sur ordinateurs. Même si ces produits étaient bien mal connus de la "société globale", un certain nombre d'intervenants (hommes des médias, politiques, chercheurs, ...), prétendant mieux les connaître, n'hésitaient pas à les "juger" : dénigrant plutôt les premiers (car politiquement incorrects), valorisant au sein des seconds un ensemble de "bons produits", que des études superficielles, relayés dans le monde enseignant, conduisaient à présenter comme des "outils pédagogiques". Au delà de ces controverses, ces activités ludiques donnaient lieu à une socialisation entre pairs, à la constitution de "microsociétés juvéniles", plus ou moins structurées, mais génératrices d'échanges de savoirs (cf. Trémel 2001). En parallèle, les intéressés (quoique issus en majorité de milieux relativement aisés, et plutôt bons élèves) nous indiquaient, quand on les interrogeait sur ce thème, ne pas vraiment pouvoir "se réaliser" à l'école et trouver discutables les contenus des enseignements qu'ils recevaient (car, au bout du compte, trop "pauvres", trop "formels", "banals", etc.). Interpellés par leur capacité de "dissertation" sur ces univers ludiques, au demeurant plus complexes que ce qu'en présente la vision "adulte", nous menons depuis des travaux sur la réception des films par différents publics de "jeunes". L'objet de l'enquête est ici de mesurer en quelle mesure "tous les publics" de jeunes possèdent ces capacités de distanciation critique à l'oeuvre. Bien entendu, il apparaît évident que ces capacités sont inégales et déterminées, en fonction du contenu de tel ou tel produit, par les variables "classiques" que sont l'âge, le sexe, le milieu social d'origine, ou encore la filière suivie. Toutefois, encore faut-il le démontrer, car ce positionnement s'inscrit à contre-courant d'un certain nombre de "modes" intellectuelles, affirmant tantôt que les "jeunes", du fait qu'ils "baigneraient" dans un environnement médiatique depuis leur enfance, sauraient parfaitement décoder les "images" ou, au contraire, que la télévision et le cinéma de masse conduiraient de façon uniforme toute une génération vers l'aliénation (si l'on est de gauche) ou vers des formes de déviance sociale (la "violence" par exemple) ou d'abêtissement, en raison du caractère spécieux de certains messages qui y seraient diffusés. Le plan de travail que nous avons développé pour étudier le phénomène comporte à ce jour trois étapes : la première consiste en une analyse de corpus de deux films à succès (Titanic et Gladiator), qui seront ensuite utilisés dans le cadre des dispositifs expérimentaux mis en place au cours de l'enquête, la seconde en un entretien collectif mené en juillet 2001 avec une dizaine de jeunes cinéphiles, composant en quelque sorte un "groupe témoin" (lycéens issus de milieux plutôt favorisés, fréquentant de "bons" lycées, allant souvent au cinéma), la troisième en des séances de travail en classe (projection d'extraits de films suivie de la passation de questionnaires). Cinq séances ont eu lieu au cours de l'année 2002 : deux dans des classes de première année de DEUG de sciences humaines au sein d'une université de province (N=52) au recrutement social plutôt favorisé, une dans une classe de seconde d'un grand lycée de province (N=29) dont les élèves avaient des origines modestes (majorité de parents employés et ouvriers), une devant un groupe rassemblant des élèves de seconde et de terminale de BEP "Bio service" (N=19), la dernière dans une classe de 3e d'un collège situé dans une zone périurbaine défavorisée (N=23). Le questionnaire a également été passé auprès d'étudiants préparant un DESS de Sciences humaines (N=13), sans que ceux-ci aient assisté au préalable à la projection d'un film. Nous ne présenterons ici que quelques résultats de cette enquête, dont les matériaux sont encore en cours de dépouillement et d'analyse.

 

"Elle est bonne !"

 

Le premier point à souligner tient à l'attitude des élèves pendant la projection du film, ici en l'occurrence Titanic. L'extrait choisi comprend environ la première heure du film. Si les étudiants semblent sensibles à certains dialogues aux dimensions humoristiques (le moment où Rose fait allusion aux travaux de Freud au début du film, la joute oratoire entre Jack et Rose sur le pont alors qu'ils se revoient après le sauvetage, etc.), les collégiens, les élèves de BEP, et, dans une moindre mesure, les lycéens de seconde, ne réagissent quasiment pas par rapport à cette dimension. De plus, alors que les étudiants manifestent dès le début du débat (faisant suite à la projection) une capacité à "disserter" sur ce qu'ils ont vu, certains d'entre eux émettant d'emblée des réserves quant à la cohérence de l'histoire, les collégiens et les élèves de seconde apparaissent beaucoup centrés que les autres sur les péripéties du scénario, alors qu'avec le groupe d'élèves de BEP, le dialogue a du mal à s'amorcer. On remarque également que les étudiants (dont, soulignons-le, l'âge moyen n'est guère supérieur à celui des élèves de BEP) mobilisent quasi "spontanément" des références "savantes" pour répondre aux questions (notions sociologiques sur le processus d'émigration aux USA, rôle joué par Le Titanic dans la symbolique du progrès, évolution des conditions de vie aux USA durant le 20e siècle marquées par l'apparition des classes moyennes, etc.). On ne retrouve pas les mêmes dispositions chez les autres publics, dont les réponses se résument souvent à des jugements de valeur peu argumentés (sur les personnages notamment : "il est mignon", "c'est un gentil", "elle est bonne", "elle est moche", "c'est une crapule", etc.). Ces différences se retrouvent dans les réponses au questionnaire. On les remarque tout d'abord au niveau des genres de films préférés, des goûts cinématographiques. Les étudiants de DESS font ainsi preuve d'un certain éclectisme, déclarant apprécier les "films à dimension sociale" (7), les thrillers (7), les films de science fiction (6), les "comédies burlesques" (6), ou encore les "comédies sentimentales" (4) et les "films d'action" (4). Les étudiants de première année de DEUG, public en grande majorité féminin, place en tête les "comédies sentimentales" (34), les thrillers (29), les "comédies burlesques" (26), les drames (22). Dix indiquent apprécier les "films d'art et d'essai", neuf les "films à dimension sociale" et sept les "films à dimension historique". Chez les autres publics, les genres pouvant être jugés les plus "légitimes" ("films d'art et d'essai", "films à dimension sociale", "films à dimension historique", "drames") ne sont quasiment pas mentionnés. En collège et en BEP , les préférences se manifestent vis à vis de trois sortes de produits : les "comédies burlesques", les "films d'horreur" et les "films d'action". Les lycéens de seconde placent en tête les "comédies sentimentales" (forte proportion de filles), et l'on retrouve ensuite les trois genres mentionnés, ainsi que les "thrillers". Les réponses à la question "selon vous dans quel(s) pays les films sont-ils de meilleure qualité" sont également édifiantes. En DESS, les pays mentionnés sont la France (6), les USA (5) et la Grande Bretagne (4). En première année de DEUG, la France (25), les USA (21), la Grande Bretagne (4), autres pays (6). En argumentant, ces publics opposent en général la "qualité" des scénarii des films français, leur "réalisme", ou encore le "bon jeu" des acteurs au côté plus "distrayant" des films américains, en soulignant l'abondance des effets spéciaux. De façon quasi unanime, les Collégiens, les Lycéens et les élèves de BEP indiquent que les films sont de meilleure qualité aux Etats-Unis (totalité des réponses exprimées en BEP), seuls quatre collégiens et deux élèves de seconde évoquent la France, deux élèves citeront le Japon (mangas), un la Chine… Pour justifier leur choix, ces jeunes indiquent que les "meilleurs" acteurs, ceux qu'ils préfèrent, sont américains, que les moyens et les effets spéciaux de ces films les rendent plus attractifs. Les quelques collégiens et lycéens faisant état de goûts "hétérodoxes" ("drames", "films de science fiction", "films d'art et d'essai", films "non américains") sont en général issus de milieux aisés.

 

Comédies sentimentales

 

A un niveau plus qualitatif, on retrouve des différences significatives. Prenons par exemple la réponse à la question concernant Titanic : "l'histoire d'amour entre le héros et l'héroïne vous paraît-elle plausible ?". Dans leur écrasante majorité, les collégiens et les lycéens affirment que oui et, dans les trois groupes, ceux qui complètent leur réponse d'une justification en viennent souvent à invoquer le fait que "l'amour est le plus fort", ou encore qu'il s'agit là d'un "coup de foudre". Cinq collégiens ayant tenté de justifier leur réponse fournissent des éléments incohérents. Les étudiants de DEUG sont beaucoup plus réservés : 22 sur 52 pensent que l'histoire scénarisée n'est pas plausible (12 évoquent le fait que les différences de milieux auraient empêché "dans la réalité" les deux jeunes gens de s'aimer, 6 indiquent qu'il s'agit là d'une trame romantique d'un film à l'eau de rose, 4 qu'à l'époque les mariages des riches jeunes filles étaient arrangés par les familles et que celles-ci s'y soumettaient). Si 19 pensent qu'elle l'est, les arguments retenus pour justifier ce positionnement diffèrent de ceux des autres publics : 6 reprennent l'idée "qu'en amour tout est possible", 5 évoquent le fait que ce sont les "circonstances inhabituelles" de la rencontre qui permettent le rapprochement entre le héros et l'héroïne, 5 indiquent que c'est "l'état d'esprit psychologique" de Rose qui le permet, ou encore un attrait physique réciproque (4). Neuf étudiants "relativisent" et ne répondent ni par l'affirmative ni par la négative à la question, 4 précisant que si l'histoire d'amour leur paraît plausible "sur le moment", elle ne durera pas longtemps… En les analysant, ces éléments permettent notamment de comprendre que si les "filles" s'intéressent effectivement davantage aux "comédies sentimentales" que les "garçons", certaines ont les moyens de se distancier par rapport à leur contenu et d'autres non. Nous l'avouons bien volontiers, nous avons été un peu "surpris" par ces résultats, dans le sens où nous ne pensions pas constater de telles disparités chez ces "jeunes", dont bon nombre d'observateurs, de sociologues même, ont soutenu que s'était opérée une "homogénéisation des pratiques culturelles" du fait de la massification de l'enseignement. De leur côté, les enseignants rencontrés au cours de l'enquête n'adhéraient guère à cette vision "homogénéisante" produite par certains sur la jeunesse. Exerçant dans une classe composée d'exclus de l'intérieur, pour reprendre l'expression de Bourdieu et Champagne (1992), Jérôme Roudier expose dans le paragraphe suivant son analyse critique du phénomène. Ce point de vue, qui n'est pas forcément en accointance avec celui du chercheur, n'est pas fourni ici à titre "d'illustration", mais dans le cadre d'une perspective dialectique.

 

II. L'analyse de Jérôme Roudier : une interrogation désabusée face aux inégalités culturelles.

 

Les deux classes qui ont assisté à l'entretien et au débat sont deux classes de seconde et terminale BEP, qui manifestent peu de prédispositions à l'étude critique d'un support écrit, oral ou visuel. En effet, la plupart de ces élèves sont arrivés dans ces sections par défaut (ils n'ont pas pu trouver une autre formation), et plus du tiers d'entre eux sont en grande difficulté dans le maniement de la langue française, ce qui entraîne d'énormes difficultés de compréhension. De mon point de vue, les réactions des élèves ont été dans l'ensemble très naïves. Les seuls élèves qui ont perçu l'aspect construit et artificiel du film, et qui ont donc eu un point de vue critique, l'ont exprimé de manière cachée, sans intervenir dans le débat mené par le sociologue. La première raison de cette absence de participation était la volonté de ne pas rentrer dans un jeu scolaire et dans le refus de l'école, puisque l'élève en question était en rupture quasi ouverte avec le système éducatif. La seconde raison résidait dans le consensus des autres élèves (majoritairement féminines) qui voulaient voir dans ce film une belle et romantique histoire d'amour. Pour aller plus loin, j'ai même le cas d'une élève qui, alors qu'elle semble capable d'une vision critique, refuse de la mettre en œuvre et commentait la tentative de Laurent Trémel pour instaurer un dialogue critique de cette manière : "ça y est, il commence à faire comme mon père, à tout démolir". Cette intervention qui n'était pas une participation au débat se situait au moment où mon invité commençait à attirer les élèves sur le champ de la différence sociale entre les deux héros du film. On avait donc affaire à une élève qui s'illusionnait volontairement, sans vouloir exercer son esprit critique qui aurait risqué de détruire le romantisme et la véracité de l'histoire. Cela me pose problème quotidiennement dans mon travail. Beaucoup d'élèves ont le plus grand mal à exercer une critique, d'autant plus qu'ils ont des problèmes de compréhension, mais, en plus, ceux d'entre eux qui pourraient l'exercer, refusent souvent de le faire et préfèrent s'illusionner ou s'enfermer dans le mutisme. Je n'ai pas de raisons à apporter à de telles attitudes, mais je ne peux que les constater. S'agit-il d'effets de groupes, d'un refus de la structure scolaire ? Toujours est-il que l'enseignement de la culture et de l'esprit critique pose problème pour ce genre de classes. On entend même souvent la question "à quoi ça sert ?" alors que la classe est amenée à réfléchir sur la construction européenne ou sur un sujet d'actualité. Je conclurai sur ce point par un mot sur le "débriefing" que j'ai organisé avec les élèves. Là encore, celui-ci a été révélateur. Sans chercher vraiment à comprendre la démarche qui leur était proposée, les élèves se sont contentés de faire remarquer que le sociologue "parlait beaucoup", qu'il les avait "saoûlés". De fait, à aucun moment ne leur est venue l'idée que leur mutisme avait forcé l'intervenant à les "questionner", à tenter de les "relancer" à partir des réponses très succinctes qui lui étaient parfois formulées, etc. Aucune analyse un tant soit peu constructive de la démarche, de ce qu'ils avaient vécu, n'est apparue, ni pendant le cours, ni dans les cadres plus extrascolaires que je m'efforce de maintenir avec eux (je cherche ainsi à les rencontrer "par hasard" lors d'inter-cours d'une journée où nous n'avons pas cours ensemble ).

 

Absence d'attitude critique

 

Le problème de l'absence d'attitude critique chez ces jeunes de lycée professionnel est capital. Je pense que la mission de l'école devrait être de leur demander de prendre cette distance critique. On m'objectera que la plupart de ces élèves sont incapables de le faire. Certes. Néanmoins, il y a urgence à essayer. A quoi bon savoir ce que sont une métaphore ou une comparaison, qu'un texte est narratif ou descriptif, si le premier jeu vidéo, la première émission de télévision, le premier film venu montrent que nos élèves n'ont pas d'esprit critique et ne peuvent donc pas devenir des citoyens autonomes. Laurent Trémel l'a évoqué lors du débat ayant fait suite à l'enquête, et chacun de nous le sait, les films, les jeux, la télévision, l'ensemble des médias proposent dans chacun de leur support une idéologie qu'il convient de décrypter si nous ne voulons pas en être la victime. Le rôle de l'école, comme le confirmera n'importe quel professeur de français, consiste à faire l'apprentissage de l'esprit critique si cher à Voltaire. Que dirait celui-ci s'il nous voyait enseigner cet esprit dans le seul cadre du livre et de l'écrit, alors que la majorité de nos élèves ne lisent pas. On peut d'ailleurs constater dans l'enseignement du français une tension. L'enseignement est axé sur la compréhension de texte, dont un ensemble de questions forme la première partie de l'examen du BEP comme du BAC Pro. La seconde partie de l'examen porte sur un travail d'écriture d'une longueur variable sur un sujet convenu. Dans les deux cas, l'exercice n'exige aucune culture préalable, et il est même exclusivement technique. Il s'agit de mesurer la capacité du futur "technicien d'exécution" à comprendre un texte, puis sa capacité à se faire comprendre à l'écrit. Cela répond, en fin de compte, à l'image que nos décideurs ont de ces publics. On estime que l'aspect technique et formel de l'écriture permettra une meilleure et plus facile appréhension du texte littéraire. Du coup, c'est un système d'enseignement basé sur la distinction du fond et de la forme qui est organisé au niveau même de l'idéologie des programmes. Ceci correspond sans doute également au fait que, dans ces classes, les professeurs de lettres-histoire sont souvent et très majoritairement des historiens ou des géographes peu au fait, par leur formation, des exigences de la littérature. C'est l'ensemble d'un système qui est donc bâti sur une mauvaise compréhension de l'enseignement de la littérature. Plutôt que de faire des cours basés sur des thématiques culturelles et la manière par laquelle l'écrivain tente de faire passer son message, on nous demande, en BEP, d'étudier la poésie par le biais "du jeu de mot, de la publicité, de la chanson". Mais nos élèves doivent en même temps maîtriser, reconnaître et différencier pour l'examen la métaphore, la comparaison, la strophe, l'assonance, l'allitération, le champ lexical, pour ne citer que les procédés d'écriture les plus simples…

 

Démocratie illusoire

 

La venue de Laurent Trémel a donc été pour moi fort enrichissante pour de multiples raisons. J'ai pu constater avec effroi que nos méthodes de travail, les supports dont nous disposions, étaient sans effet sur ces élèves. Cet effroi grandit lorsque je constate l'absence totale de moyens mis à notre disposition pour y pallier : nous ne disposons d'aucun matériel adéquat, et les instituts de formation présentent des modules d'analyse filmique sur des films que nos élèves ne regarderont jamais, en expliquant les moyens de la technique cinématographique, mais sans jamais analyser le contenu de l'histoire. On va ainsi parler de la construction de l'image en champ, contrechamp, plongée… sur un film d'art et d'essai. De la même manière, on peut constater l'absence totale de l'analyse des jeux vidéo, qui n'a même pas lieu dans les classes primaires, où l'oubli de la critique de l'information télévisuelle ou radiophonique. De la même manière que les enseignants disposent de manuel scolaire où des textes sur la peine de mort sont confrontés, j'attends avec impatience le jour où un manuel sous forme de cassette vidéo montrera des informations contradictoires sur un même sujet entre plusieurs chaînes ou entre une chaîne télévisée et un journal. L'inexistence de ce genre de support me laisse à penser que la collusion entre l'édition et la presse peut poser problème pour l'analyse critique en classe. Lorsque j'affirme à mes élèves que l'information, notamment télévisée, doit être saisie avec méfiance et analysée, je n'ai aucun support mis à ma disposition par l'Education Nationale. Je dois donc constituer moi-même un dossier documentaire, ce qui est très difficile, où je dois me contenter de demander à mes élèves de me croire sur une parole illustrée par quelques exemples oraux de mon cru. J'avoue que demander à des élèves d'exercer leur esprit critique en commençant par un acte de confiance non motivé envers leur professeur ne me semble pas cohérent. Cet effroi devient immense quand je me représente l'inadéquation entre les études des professeurs, leur concours de recrutement (où tout support audiovisuel est banni), leur mauvaise volonté quant au changement de leur méthode de travail et les besoins des élèves. Il culmine enfin lorsqu'on comprend que tout ceci est la résultante d'un mensonge social tacite. Je ne suis peut-être qu'un "professeur de province", mais je comprends bien que les politiques se moquent totalement du manque d'esprit critique de cette frange de la population car ils pensent pouvoir la manipuler aisément, alors qu'elle devient dès lors beaucoup plus facilement manipulable par des extrémistes caricaturant la réalité. Mais, avouons-le, ils pêchent surtout par une totale ignorance de cette frange socialement défavorisée de leur électorat. Leurs enfants sont le modèle de leur réflexion sur le sujet, or ils sont scolarisés dans les meilleurs établissements où ils ne risquent pas d'entr'apercevoir les milieux défavorisés. Ils sont habitués aux jeunes capables d'esprit critique qui leur sont d'ailleurs systématiquement présentés par les rectorats, les chefs d'établissement et les enseignants. Comment imaginer qu'il existe d'autres jeunes ? C'est ainsi toute une société qui veut voiler le problème profond que représente la moitié de sa population. Notre démocratie s'illusionne sur son fonctionnement et sur ses membres. En effet, si ces élèves ne reçoivent pas l'instruction adaptée leur permettant d'obtenir un peu d'esprit critique alors qu'on leur maintient le droit de vote, on crée une oligarchie déguisée.

 

Conclusion : une question partie intégrante du débat social

 

Les résultats de l'enquête et le constat, critique et argumenté, dressé par l'enseignant sur la situation à laquelle il est confronté tendent à démontrer, d'une part, la persistance de profondes inégalités dans le rapport à la culture chez les "jeunes" et, d'autre part, la responsabilité de l'école dans ce processus. Ces éléments ne sont pas vraiment nouveaux. Ils sont même au centre des analyses effectuées par Bourdieu dans les années 1970 (cf. Bourdieu 1979) et ont été confirmés dans des travaux empiriques plus récents. Ainsi, alors qu'elle étudie le rapport à la musique des élèves de LEP, Anne-Marie Green (1986) observe par exemple des faits similaires à ceux que nous avons pu constater. L'idée de l'homogénéisation culturelle de la jeunesse accompagna le projet de démocratisation de l'enseignement. L'objectif des "80% d'une génération au niveau du baccalauréat" induisait l'espérance d'une conscientisation de la population passant, notamment, par un vote "éclairé" aux élections et par un rapport moins passif à la consommation (de biens matériels et culturels), découlant de l'acquisition de "l'esprit critique". Encore fallut-il que cette démocratisation fut effective, or chacun sait que tel n'est pas le cas. Certes, le pourcentage de bacheliers a connu un accroissement spectaculaire depuis le lancement de l'objectif (on passe d'un peu plus de 30% au milieu des années 1980 à près de 60% dix ans plus tard), mais il est en grande partie obtenu par le "passage" progressif des diplômés de niveau CAP et BEP vers les baccalauréats technologiques et professionnels. Or, au sein des différentes filières ainsi constituées les contenus d'enseignement varient considérablement, et ne fournissent pas le même rapport au savoir et à la culture. Analysant les résultats de l'enquête effectuée par le Ministère de la Culture à la fin des années 1980, Olivier Donnat et Denis Cogneau (1990) concluaient d'ailleurs en constatant la pérennisation des inégalités culturelles au niveau de la "jeunesse" et ne cachaient pas leur scepticisme quant aux vertus égalisatrices de ce que certains observateurs appelaient la "culture adolescente". Basées sur des données statistiques, leurs analyses ne permettaient toutefois pas d'aborder le phénomène dans une perspective qualitative et de véritablement prendre en compte le problème de la réception, inégale, d'œuvres pouvant être identiques, en fonction des caractéristiques socioculturelles des différents publics. Au même moment, Michel Fize écrivait : "Nourris des mêmes images -quel que soit leur milieu social- les nouveaux jeunes commencent à insuffler dans leur univers familial un savoir, une culture propres auxquels aucune famille, populaire ou bourgeoise, ne paraît en mesure de s'opposer." (1990 : 104). Cette assertion nous semble caractéristique d'une posture idéologique, toujours d'actualité, contre laquelle nous nous inscrivons en faux. Le point de vue de Fize a toutefois été largement remis en cause depuis sa participation en tant que sociologue patenté à la pseudo "Consultation nationale auprès des 15-24 ans", organisée par le gouvernement Balladur en 1994 . Cependant, on critique moins toute une série de travaux, se revendiquant d'une "sociologie compréhensive", voulant s'opposer à la sociologie "classique" (notamment bourdieusienne), qui, au travers d'interactions réalisées avec des "jeunes" dans des conditions discutables, autorisant tous les biais , parvenaient à des conclusions similaires. Force est de constater que l'amalgame "homogénéisant" projeté sur la jeunesse a la vie dure. En effet, le postulat de modes de vie uniformes affectant l'ensemble d'une classe d'âge a récemment été remis au goût du jour à propos de la "violence" présente à la télévision ou dans les jeux vidéo, thème qui a été l'objet, courant 2002, de l'élaboration de plusieurs rapports ministériels. Si les rapports en eux-mêmes fournissent des éléments de réponse multiples, et parfois contradictoires - en fonction de l'inclination politique de la commande - l'opinion en a surtout retenu ce qui en a été médiatisé, c'est-à-dire l'idée d'une nécessaire réglementation, voire d'une censure, afin de protéger la "jeunesse".

 

Inégalités culturelles

 

Ces inquiétudes attestent de l'importance prise par les médias dans les modes de socialisation, mais, là encore, on est passé à côté de l'essentiel : la question des inégalités culturelles et de la réception des œuvres . Des films jugés "violents"(commeOrangemécanique,ou Scream) peuvent être regardés avec délectation, au "second degré", par un public cultivé, qui y verra"autre chose" que la violence outrancière scénarisée de prime abord (une contestation de l'ordre social établi par exemple). Il ne faut donc pas les interdire au "peuple" et les réserver (de fait) à une "élite" qui se les procurera si elle en a envie , mais, à partir du moment l'où vise à établir une société démocratique, donner les moyens à l'école d'une réelle éducation à l'image. Celle-ci ne peut se contenter de ce qui est fait et de la tendance dominant encore actuellement, qui est de vouloir sensibiliser les "jeunes" à "autre chose" : films d'art et d'essai, sélection de "bons" films au sein de la production commerciale, films d'animation réalisés en classe avec des professionnels, etc. Ces recettes sont bien connues du monde enseignant, mais elles esquivent le problème, qui est de prendre pour objet d'étude les films que les jeunes vont voir (et non ceux que l'on voudrait qu'ils aillent voir), et qui seront ensuite "reçus" de façon différente selon l'origine sociale, le sexe, ou encore la filière d'études suivie. Par ailleurs, la "violence" n'est, bien entendu, pas la seule dimension problématique et c'est à une analyse systématique des scénarii, de l'idéologie qu'ils véhiculent, que l'on devrait aboutir. Pour être efficient, ce processus suppose une formation des enseignants de nature à pouvoir les amener à travailler à partir de ce corpus de façon pertinente, en prenant en compte les contenus, et une généralisation de cet enseignement dans toutes les classes. Enfin, et nous conclurons sur ce point, dans la mesure où bon nombre de travaux ont démontré qu'une grande partie de la jeunesse est aujourd'hui à l'école "sans y être vraiment" (leur "vraie vie" étant ailleurs), il pourrait y avoir là, au delà de la perspective pédagogique initiale, un projet plus ambitieux de démocratisation des savoirs pouvant aboutir à redonner le goût d'aller en classe à certains élèves et à contribuer ainsi à pérenniser la mission qui incombe à l'école.

 

Roudier et Trémel le 8 septembre 2003

 

Bibliographie

Bourdieu P., La distinction. Critique sociale du jugement.. Paris. Éd. de Minuit, 1979. Bourdieu P., Champagne P., " Les exclus de l'intérieur ", Actes de la recherche en sciences sociales, n°91-92, mars 1992. Donnat O., Cogneau D., 1990, Les pratiques culturelles des français, 1973-1989. Ed. La Découverte/La Documentation française. Fize M., La démocratie familale - Evolution des relations Parents-adolescents. Paris. Presses de la Renaissance, 1990. Green A.-M., Les adolescents et la musique. Issy-les-Moulineaux, 1986. Mauger Gérard, "La consultation nationale des jeunes. Contribution à une sociologie de l'illusionnisme social", Genèses, n°25, décembre 1996. Trémel L., 2001, Jeux de rôles, jeux vidéo, multimédia : les faiseurs de mondes. Paris. PUF. Trémel L, 2003, "Des jeux vidéo et du cinéma "à grand spectacle" : doit-on s'intéresser à la "culture jeune"" ?, in Actes du Colloque International de l'AFEC "Formation des enseignants, permanence, changement, tensions actuelles. Analyses comparées", IUFM de Caen, 23-25 mai 2002, à paraître.