UV de DEA :
L’apparition de la perspective.
INTRODUCTION :
Le problème général que nous souhaitons soulever est celui de l’apparition de la perspective. En effet, comme Panofsky l’a montré, toute représentation possède ses codes propres, adoptés par le public. Par conséquent, il n’existe pas d’art universel, mais bien des arts qui exigent, pour les apprécier réellement, la connaissance d’un certain nombre de codes de la perception. A cet égard, la perspective offre un point d’ancrage singulier. En effet, elle se propose de permettre la retranscription totale de la nature, selon les trois dimensions naturelles. De ce point de vue, elle pourrait sembler l’accomplissement en peinture de cet art universel : nul besoin de code, pourrait-on dire, pour regarder un tableau construit selon une perspective maîtrisée. De fait, le système de la chambre obscure, qui sera celui de la photographie plus tard, est parfaitement objectivé. La perspective devient alors une question de technique simple, où l’effet visuel final détermine seul de la qualité du tableau. S’il n’en est évidemment rien, on ne peut nier l’importance du réalisme qu’amène cette possibilité technique.
Notre problème consiste dès lors à essayer d’isoler les raisons qui ont fait passer des codes de la peinture médiévale à ceux de la perspective. Ces raisons ne peuvent se limiter à un point de vue purement artistique. A cette époque, l’art reste une forme d’artisanat dont la survie dépend directement de la réception du public et du grand public. Pour tenter de cerner quelque peu ce phénomène, nos allons partir d’un premier constat historique déterminé : l’opposition des flamands et des italiens autour de la perspective. Ensuite, nous tenterons de dégager les causes alléguées pour expliquer ce phénomène chez les deux approches. Enfin, nous nous demanderons pourquoi la perspective s’impose si aisément, pourquoi la peinture médiévale ne perdure pas plus longtemps. Bref, nous tâcherons de dégager ce qui a été gagné par la perspective et ce qui a été perdu avant de nous demander pourquoi les artistes, leurs commanditaires et le public l’ont adoptée de manière exclusive.
I)
L’opposition des flamands et des italiens autour de la perspective semble
complète :
1) La
maîtrise florentine :
Les artistes florentins semblent
avoir possédé et maîtrisé très rapidement cette technique. Alberti, dans son De la peinture, explique clairement la
technique de la perspective. Il semble que dès la date de ce traité, (1436) le
procédé découvert par Brunelleschi lors d’études sur l’architecture est
définitivement compris par les artistes florentins. De fait, les toiles des
grands maîtres florentins et italiens de cette période montrent une parfaite
maîtrise de ce procédé, dans des combinaisons parfois très audacieuses, comme
celle du Christ mort d’Andrea
Mantegna.
L’apparition de la perspective dans
l’architecture mérite que nous nous questionnions quelque peu. Les recherches
architecturales doivent nécessairement prendre en compte les trois dimensions
de l’espace sur un lieu fixe. Par conséquent, il est
nécessaire de dresser un plan précis sur papier. La structure architecturale
d’un bâtiment se prête particulièrement bien aux calculs de toutes sortes qui
visent à permettre des formes toujours plus audacieuses, harmonieuses, ou
autres. En fait, le calcul des forces, des masses et des angles joue un rôle
prépondérant dans le résultat final. Un tableau peut se permettre une
représentation de guingois. Elle ne sera peut-être pas esthétique, mais tout
s’arrête là. Un monument risque de s’écrouler, si tout n’est pas calculé avec
soin. Or, pour appliquer la géométrie euclidienne tridimensionnelle sur un
plan, il est nécessaire de construire ce plan à l’échelle et selon des rapports
numériques clairs. De ce fait, la recherche de la perspective dans
l’architecture part de deux motivations différentes : d’une part, la
recherche de formes, d’effets et de volumes nouveaux ; d’autre part, la
nécessité de voir clairement sur un plan les effets recherchés afin de pouvoir
mieux apprécier l’ensemble et anticiper les problèmes.
Il nous semble de ce point de vue
que les mathématiques sont à la source de la perspective, de sa recherche et de
sa découverte. De même, la vision mathématique de la perspective a sans doute
permis son application très rapide dans les autres Arts, comme la peinture. De
sa découverte par Brunelleschi à sa restitution par Alberti puis à son adoption
par l’ensemble des artistes florentins, il ne s’écoule que quelques années.
Cela nous suggère que les esprits étaient prêts. D’une part, les artistes ont
assimilé la nouvelle technique très rapidement, d’autre part les clients l’ont
réclamée et enfin le public l’a appréciée, goûtée et adoptée.
2)
L’art flamand et les dallages des tableaux du Musée des Beaux-arts de
Dijon :
La perspective subit un sort bien
différent chez les Flamands, tels que les propose le Musée des Beaux-arts de
Dijon. Contrairement aux florentins, la perspective n’existe pas comme un
modèle mathématique clair et architecturalement défini. Ainsi, on peut voir à
travers l’exemple des dallages de plusieurs tableaux de maître, que la
perspective reste encore tâtonnante.
Le N°141, L’Annonciation, anonyme daté entre 1450 et 1475 voire 1500 par
Madame Comblen-Sonkes nous semble parfaitement révélateur :
« Pavement
composé de dalles carrées unies ou quelquefois décorées d’un losange. Les
lignes fuyantes du dallage créent une certaine impression de profondeur. »
Cette
description oublie, selon nous, plusieurs faits intéressants. Tout d’abord, les
deux pavements sont symétriques, ou voulus tels. La ligne de pavés en
profondeur située à droite de Gabriel et celle à Gauche de la Vierge sont
parallèles. Par contre, les lignes de pavés des deux autres extrémités sont en
léger biais vers la parallèle, indiquant une sorte de perspective, mais aussi
un emplacement pour ces tableaux, l’un par rapport à l’autre. Voici le schéma
de ce pavement : / | | \ Nous pouvons rajouter que les pavés de devant sont plus larges que ceux
du fond. Ce procédé se retrouve pour leur longueur, dans une moindre mesure.
L’ensemble de la proportion est fort régulier. Toutefois, il faut souligner que
ce dallage est plus suggéré que visible, car les figures de l’ange et de la
Vierge le masquent en bonne partie. Ainsi, le dallage indique sans aucun doute
une sorte de perspective, mais les personnages sont peints sans véritablement
qu’on ait l’impression qu’ils portent sur ce carrelage. En fait, ce procédé
témoigne autant d’une tentative picturale que du souhait d’organiser ces deux
tableaux l’un par rapport à l’autre. Ainsi, il ne viendrait à l’idée de
personne de les mettre ainsi : | \ / | Ce ne sont donc pas seulement les figures peintes qui
permettent leur placement, mais le pavement qui l’indique.
Le N° 143, le fameux Retable de la Crucifixion de Broederlam,
daté à 1400 au maximum, pose un énorme problème aux historiens de l’art. Dans
le catalogue déjà cité de Madame Comblen-Sonkes, la plupart des auteurs
reconnaissent « des prototypes italiens à la composition », page
91. La partie fermée du retable a en effet causé beaucoup de soucis. Divisée en
deux parties, elle propose parallèlement deux éléments architecturaux à droite
suivis de deux paysages à gauche. Il est évident qu’une tentative de
perspective a eu lieu. Les critiques se disputent pour savoir comment
Broederlam est parvenu à ce résultat. Mathématiquement, il a forcément utilisé
plusieurs types de perspectives, tantôt parallèles, tantôt centralisées.
Néanmoins, aucune d’entre elles ne semble satisfaisante. Pour Panofsky,
Broederlam a réussi le dallage de la Présentation
sans connaître les principes généraux : il n’a pas réussi ceux de l’Annonciation. Nous serions tentés de
suivre Panofsky. En effet, il semble que l’absence d’unité perspective du
tableau est d’autant plus évident qu’il raconte une histoire, et même des
histoires. Par conséquent, on ne voit pas pourquoi il faudrait supposer des
influences italiennes. La représentation du dallage à l’intérieur du palais
dessiné allait de soit à cette époque. Par contre, la façon de représenter ce
luxueux dallage ne pouvait se faire que de manière empirique. Broederlam ne
recherche pas ici la perspective, il s’approche d’elle à cause de la
représentation d’une particularité architecturale.
Ce constat peut se poursuivre à
travers les N° 144, 146 et 151 de ce catalogue, datés de 1420, 1470-1480-début
XVIème, peu après 1470. La Nativité
de Robert Campin, L’Annonciation, du
groupe Van der Stockt, et Sainte
Catherine et les philosophes du Maître à la Vue de Sainte Gudule,
présentent ce même genre de particularité : une perspective parfois
présente sur un plan du tableau, mais jamais unifiée, et jamais
mathématiquement maîtrisée. Ainsi, pour Robert Campin, on peut observer un
remarquable paysage, en perspective, contrairement à la scène du premier plan. On
note pages 172 à 174 "« archaïsme de la Nativité (au premier
plan) » et la « modernité du paysage ». Les planches CLXXI A ou
CLXXI montrent des détails absolument frappant de la réussite du paysage en
perspective. Dans le N° 146, le catalogue parle d’une perspective « à peu
près symétrique » pour un pavement fort masqué. Quant à Sainte Catherine et les philosophes, il
énonce une « perspective fuyante » sur laquelle le « personnage
masculin le plus important [ … ] plane. » La
Sainte « ne semble pas reposer dessus (le lit) ».
Il semblerait ainsi que la
perspective ne soit absolument pas connue d’un point de vue mathématique par
les contemporains flamands de nos florentins. A la même époque, ces deux mondes
artistiques séparés de quelques centaines de kilomètres et toujours en contact
indirect semblent s’ignorer.
Afin de
mieux comprendre l’apparition de la perspective, il nous faut maintenant
chercher son origine chez ceux qui l’ont trouvée puis immédiatement appliquée.
De la même manière, il nous faudra tenter de comprendre les raisons de son
absence chez les Flamands.
II) Des
causes factuelles permettent de rendre compte partiellement de l’opposition
entre les Florentins et les Flamands :
1)
Les causes alléguées pour la maîtrise florentine :
Les causes alléguées
traditionnellement pour l’apparition de la perspective dans l’art florentin
sont de diverses natures. Tout d’abord, on peut estimer que la recherche d’un
art basé sur les canons gréco-romains a permis la remise en cause des règles
traditionnelles et a ouvert les horizons des artistes florentins. De plus, la
rencontre de la sculpture, de l’architecture et de la peinture n’est pas
innocente.
Toutefois,
il nous semble qu’on peut unifier ce mouvement et en trouver une justification
collective. Baxandall montre que la règle de trois se retrouve en effet dans
toutes les classes sociales commerçantes de Florence via le système éducatif.
Elle se retrouve dans la peinture via la perspective et via le système de
critique artistique de l’époque. Le lexique de Cristoforo Landino chez
Baxandall permet de montrer que pour quasiment chaque terme de critique
picturale, on retrouve une application du principe de proportion arithmétique[1].
Dans l’éducation de l’époque, selon
Baxandall[2],
l’usage des outils mathématiques se généralise dans l’éducation des jeunes gens
à cause de l’intérêt de ces règles de base pour pouvoir commercer à une époque
où le système de mesure n’était pas unifié. De ce fait, la règle de trois et
ses diverses applications concrètes devient la base de l’apprentissage des
mathématiques. Cette unification du savoir mathématique moyen autour d’une
population moyenne a peut-être permis l’adoption collective de repères de
l’ordre proportionnel. De ce fait, l’homme de la rue florentin possédait les
outils conceptuels pour comprendre et apprécier l’harmonie visuelle qui résulte
de la perspective. Il était capable d’appréhender et de souhaiter la proportion
dans les formes.
A partir de ce fait collectif, on
peut penser que la proportion devient alors le lieu de rencontre entre une
technique picturale parfaite de la perspective, la technique de la sculpture et
le client, banquier, marchand, voire l’homme de la rue qui a étudié à l’école
communale. Ainsi, il devient plus compréhensible que l’apparition de la
perspective en peinture ait fait l’unanimité, et qu’elle fut demandée aussi
rapidement par tous les commanditaires. Il est en effet surprenant de constater
qu’une innovation artistique d’une telle ampleur soit adoptée aussi pleinement
et aussi rapidement. Si on oublie les conditions historiques de cette
naissance, on se prive de la possibilité de comprendre pourquoi elle a eu ce
succès à cet endroit et à ce moment. Le client, le badaud et le peintre se retrouvent
donc avec un point commun qui permet à la représentation du peintre d’opérer et
d’être comprise.
A titre d’exemple, voici comment Alberti définit le
beau :
« une certaine harmonie
régulière entre les parties d’une chose »[3]
Plus
précisément encore dans le De Statua,
les mathématiques et la proportion prennent clairement la première place dans
l’élaboration, la compréhension et la future réception d’une œuvre d’art :
« J’ai pris la peine de consigner ici les principales
mesures de l’homme. Non point celles qui sont particulières à tel ou tel corps
humain, mais, autant qu’il m’a été possible, j’ai tenté de noter […] la beauté
la plus élevée dont la nature nous a gratifiés et qu’elle répartit entre
certains corps, selon des proportions déterminées, semble-t-il… Nous avons
choisi plusieurs corps considérés par les experts comme les plus beaux et nous
avons pris les proportions et les mesures de chacun d’eux. Puis nous avons
comparé ces proportions et mesures, et, laissant de côté les mesures extrêmes,
qui étaient soit au-dessus, soit au-dessous d’une certaine limite, nous avons
choisi celles que l’accord de nombreux cas désignait comme la moyenne
proportionnelle la plus louable. »[4]
Ce texte
est capital pour comprendre ce qui était prisé par l’artiste et son
commanditaire, voire par le simple spectateur. Ce qui est caractérisé
esthétiquement de beau est une moyenne proportionnelle qui, dépassant son
simple statut mathématique pour devenir critère esthétique, devient louable. Ce
qui sera louable ne sera donc pas rattaché à une morale ou à une religion, mais
à une technique basée sur le calcul, la proportion et l’harmonie. On peut noter
dans ce texte l’abondance des répétitions du terme de proportion, qui
caractérise ici essentiellement l’objectif de l’artiste et ce qui est perçu
comme beau par le spectateur. Le succès de cette analyse ne pourrait se
comprendre si tout le peuple de la cité, tous les spectateurs possibles, ne
partageaient pas cette vision du beau par la proportion arithmétique. On ne saurait
donc trop insister sur le rôle de l’apprentissage de la règle de trois dans le
système éducatif communal florentin.
En revanche, l’art flamand ne semble pas détecter et
appréhender la perspective comme immédiatement mathématique. Au contraire, il
semble tâtonner à travers les décennies et les artistes avant de s’imposer
définitivement.
2)
L’art flamand de cette époque correspond à des objectifs différents et à des
catégories distinctes :
L’art
flamand, plus proche de l’art médiéval, ne subit pas immédiatement cet appel de
la perspective. Comme nous l’avons vu à travers les tableaux étudiés, nous
suivons Panofsky qui pense que l’approche de la perspective par les artistes
flamands est purement picturale, et finalement empirique. Pour notre part, nous
pensons que l’art pictural de cette époque est caractérisé par la recherche
d’une troisième dimension. Les Florentins, dans leur recherche de la nature,
ont rapidement adopté la profondeur comme cette troisième dimension qui
complète leur tableau. Mais, chez les Flamands comme chez les prédécesseurs
florentins de la perspective, on trouve souvent que cette troisième dimension
est le temps. En effet, un tableau, comme les vitraux du Moyen Age, peut
raconter une histoire, et se lire comme un livre. Dès lors, c’est l’aspect
narratif du tableau qui doit primer, et l’artiste grossira les éléments
narratifs essentiels. Il composera son tableau non selon la nature mais selon
son récit.
Ainsi, pour
expliquer les soi-disant erreurs dans la perspective de la Bataille de San Romano de Paolo Ucello, un peintre contemporain,
Bloëme, explique dans un petit fascicule que la perspective n’est pas le point
de vue central de l’artiste. En fait, les trois tableaux aujourd’hui séparés de
Florence à Londres en passant par Paris, formaient une toile narrative qui
permet seule de comprendre le tableau. Celui-ci se lisait avant de se voir. Par
conséquent, il était capital de représenter les événements de cette bataille.
La perspective de cette époque, elle, ne permet pas de raconter, elle saisit
l’instant. Au mieux elle peut suggérer une temporalité, mais elle reste ancrée
dans l’instant.
D’une
certaine manière, tous les tableaux flamands que nous avons évoqués racontent
une histoire. Il ne s’agit pas pour eux de saisir un moment de cette histoire,
mais bien d’en raconter un épisode. Dans le cadre du Retable de la Crucifixion de Broederlam, nous avons à gauche la
présentation de Jésus au Temple, avant de suivre la fuite en Egypte sur la
droite. On pourrait croire que ces deux événements sont figés dans l’instant,
mais il n’en est rien. L’attitude des personnages dans le Temple montre que la
circoncision est au cœur de l’action. A droite, les événements sont encore plus
narrés. En effet, alors que la Vierge et le Christ sont sur un âne, le paysage
qui s’étale devant eux montre déjà les statues des idoles qui se brisent alors
qu’ils ne sont pas encore passés devant elles. Il ne s’agit pas d’une
anticipation, mais bien du déroulement raconté du voyage, symbolique de ce que
l’Eglise réalisera par la suite. Nous avons donc bien une narration, dans
laquelle la perspective n’est qu’un élément décoratif supplémentaire, nous
aurions tendance à dire « à la mode ».
C’est ainsi
que Robert Campin peut se permettre de réussir une perspective à droite de sa
composition, alors qu’à droite, le cœur du tableau est marqué par une sorte de
zoom, d’agrandissement qui casse cette perspective. Là encore, la perspective
n’est pas conçue comme un canon obligatoire pour atteindre à la beauté, mais
comme un ornement supplémentaire, non nécessaire.
Au fond, le
point sur lequel ces deux formes d’art s’opposent n’est pas tant la perspective
et sa réalisation que sa valeur. Pour les Flamands, elle n’est qu’un ornement
supplémentaire, que l’artiste peut plus ou moins bien maîtriser, mais dont les
règles ne sont qu’empiriques. Pour les Florentins, elle constitue l’essence
même de la beauté, l’objectif premier sans lequel une œuvre d’art ne peut être
réussie. Par conséquent, les Flamands voient dans l’art pictural une manière de
raconter une histoire, si possible religieuse. Cela n’exclue pas la possibilité
de s’arrêter sur une expression particulière, mais elle n’a de sens que dans la
mesure où elle s’inclut dans une temporalité plus vaste. En revanche, chez les
Florentins, la narration commence à disparaître au profit de l’illustration de
l’instant et de » la nature. En ce sens, la narration va devenir
secondaire et servir de prétexte à la saisie de l’émotion, au tableau d’une
impression, voire d’une Idée chez Botticelli.
III) Que signifie la prédominance finale de la
perspective ?
La perspective change radicalement
le rapport entre l’art et la religion, et donc entre le spectateur et ce qu’il
attend du tableau. Ce sont donc les codes picturaux qui sont remis en cause.
Face aux
deux formes d’art différentes que nous avons soulignées, on peut faire
plusieurs hypothèses de compréhension. La première consiste à souligner la fin
de l’histoire religieuse médiévale. Concomitamment au développement de
l’imprimerie, il devient de moins en moins utile de présenter à un peuple de
plus en plus lettré (même si tout est relatif en ce domaine), des histoires
illustrées sur des tableaux. Les livres et les gravures, qui permettent une
diffusion mille fois plus importante, condamnent l’utilité de ce genre
pictural. Par conséquent, les artistes et leur public se rabattent sur la
perspective, plus « belle » car visant essentiellement à
l’établissement d’une proportion agréable à la vue.
A ce
premier aspect des choses, on peut rajouter le début d’une lutte de l’art pour
se libérer des catégories religieuses et de l’emprise de la religion, ou, en
tout cas, pour repenser les rapports entre l’art et la religion. Comme le souligne
Blunt, il n’y a aucun terme religieux dans les définitions qu’Alberti propose
des arts. Tout est centré autour de l’homme, de sa vue, de ses sens en général.
« La fonction du peintre consiste à circonscrire et à
peindre sur un panneau ou un mur donnés, au moyen de lignes et de couleurs, la
surface visible de toute espèce de corps, de sorte que, vu à une certaine
distance et sous un certain angle, tout ce qui sera représenté apparaisse en
relief et ait exactement l’apparence du corps même. »[5]
En évoquant
le livre VII, chapitre III du De Re
Aedificatio, Blunt insiste et affirme qu’il semblerait que chez Alberti fusionnerait déjà la religion chrétienne et la philosophie
païenne. Ainsi, il pense que chez ce même auteur, tout doit être subordonné à
la raison, à l’examen individuel.
Le lien de
la représentation se faisait sur le contenu religieux d’un tableau, désormais,
il va se faire sur la corrélation entre la nature représentée par le peintre et
l’idée qu’en a l’acquéreur. Celui-ci devenant de plus en plus laïc,
l’adéquation de la représentation et de l’idée va se faire sur la nature, point
commun entre l’acquéreur et le peintre. La technique du peintre, son
savoir-faire, va devenir prépondérante.
Ceci est illustré page 26 de l’introduction à Panofsky par
Emiliani où « la perspective offrit [ … ] un
instrument très efficace de cohésion, d’harmonie et de logique dans la
composition, en établissant du même coup un rapport nouveau entre l’œuvre d’art
et le spectateur : un rapport de nature purement esthétique, et non plus
religieuse ou symbolique [ … ]. Pour elle, la perspective n’est pas une
ressemblance plus grande de la nature, mais plutôt un critère de plus grande
unité stylistique. Bref, un changement de paradigme ? Pour ma part, je
pense qu’on ne peut pas séparer ces deux aspects. Il me semble indiscutable
que, pour les gens de l’époque comme pour nous, la perspective permet une
meilleure imitation de la réalité, mais il me semble aussi que cette
représentation ne vise pas seulement à une imitation, mais qu’elle est un
nouveau code mathématique qui sécularise la peinture comme l’œil qui la
regarde. La perspective ne se limite ni à une expérience stylistique qui aurait
réussi sans raisons, ni à un progrès dans la représentation de la réalité. Si
elle possède ces deux faces, c’est parce qu’elle correspondait aux nouvelles
attentes sociales et culturelles des gens du Quattrocento florentins. »[6]
Pour la
laïcisation de la peinture, Panofsky montre, pages 180-182, que le sentiment du
divin, au lieu d’être dans le tableau au Moyen - Age sans la perspective, se
trouve dans le personnage peint avec l’apparition de celle-ci. Le monde du
tableau n’est plus un monde religieux, c’est l’âme des personnages peints sur
ce tableau qui le reste. Le tableau lui-même présente donc un espace laïcisé et
c’est l’artiste et son commanditaire qui décident de
donner aux personnages une attitude empreinte de religiosité. Les temps sont
mûrs pour réaliser des tableaux où le religieux n’interviendra plus que comme
possibilité de l’âme humaine, alors qu’auparavant il était l’âme même de toute
représentation.
D’après
Turner[7],
page 91, Alberti, puis Ghiberti, puis Piero della Francesca et pour terminer
Léonard de Vinci (surtout ce dernier) ont géométrisé
l’espace. En ce sens, ce sont des précurseurs du cartésianisme. A mon sens,
leur innovation principale est néanmoins d’ordre religieux. En effet, l’art
sacré ne demande pas, ne nécessite pas la perspective. Elle ne se justifie dans
sa recherche que si le nouveau modèle est la nature dont l’aspect sacré est dès
lors secondaire. Dans la représentation du sacré, la vraisemblance et le
respect de la nature sont inutiles et secondaires. Or la perspective consiste
précisément, si on la recherche, à représenter fidèlement la nature. D’autre part,
il semblerait, d’après Turner page 102, que cette géométrisation ne se pense
pas comme un espace géométrique vide et réduit à une pure étendue, mais plutôt
comme un rapport géométrique entre des objets au sein d’un ensemble non pas
vide, mais composé d’objets. Le pas cartésien, s’il est préparé, n’est ainsi
pas franchi.
La distinction
entre ces deux mouvements artistiques peut également ouvrir sur une nouvelle
perspective. Chacun de ces mouvements est limité par sa propre définition. Les
Flamands racontent une histoire, que l’invention de l’imprimerie rend caduque
et qui ne peut satisfaire à l’émergence de normes purement picturales. Les
Florentins risquent de rester prisonniers de l’instant. La perspective ne
permet pas de représenter la nature autrement que dans l’immobilité, surtout si
on la considère du simple point de vue de la « chambre obscure »,
selon l’expression de Léonard de Vinci. L’art ne peut se satisfaire longtemps
de la représentation d’une réalité figée, immobile. En effet, la réalité est
toujours en mouvement, et l’art, même si les catégories de la perspective
continuent à en former les canons, ne peut s’en contenter. La rencontre des
artistes flamands et Italiano-Florentins peut dès lors déboucher sur un nouveau
mouvement artistique qui va tenter de les concilier et de faire fusionner leurs
caractéristiques. En ce sens, il est remarquable que deux grands artistes
baroques comme Le Bernin en Italie et Rubens dans les Flandres, soient
contemporains. Sans vouloir proposer une vision linéaire de l’histoire de
l’art, on peut toutefois souligner le décalage temporel sur le sujet de la
perspective entre les grands artistes de chacune de ces contrées, avant leur
simultanéité dans le courant artistique suivant. Le premier traité sur la
perspective comparable géométriquement avec ceux des florentins paraît en 1599[8],
soit lorsque Rubens a 22 ans, et que l’art de la Renaissance devient
définitivement du domaine du passé.
De ce point
de vue, on peut souligner l’apport, dans un art qui veut représenter le
mouvement, qui se veut un « art en mouvement », de la qualité narrative
de l’art flamand de la renaissance. La tentative d’unifier les codes picturaux
de la perspective et une temporalité dégagée de l’instant immobile, peut
s’expliquer par la continuité d’une forme picturale narrative au sein même de
la domination des codes de la perspective. La tension, palpable chez les grands
maîtres italiens de la perspective, comme chez les grands maîtres flamands de
la narration, doit pouvoir se résoudre dans un nouvel élan artistique.
Toutefois, il faut constater que, sur le plan de l’appréciation
des œuvres d’art, la perspective a indiscutablement imposé ses codes pour
plusieurs siècles. On peut probablement lier ce phénomène artistique à
l’apparition du développement de l’instruction, des mathématiques, et au
cartésianisme. Par cartésianisme, nous entendons ici simplement la vision d’un
monde et d’un espace où les rapports sont chiffrables, comparables en terme de
chiffres. L’intrusion des chiffres dans l’espace constitue ici le pas capital,
et son application rapide dans l’enseignement, qui avait déjà lieu de manière
non systématique depuis quelques décennies, montre son importance. Si les
canons de la perspective s’imposent pour des siècles, c’est parce que
l’application de comparaisons chiffrées entre des espaces distincts est devenue
naturelle pour les hommes de cette époque. Sans cela, l’art n’aurait pas
forcément suivi cette voie.
Andrea Mantegna, Le
Jugement de Salomon (vers1500), Musée du Louvre.
[1] Baxandall, L’œil du Quattrocento, partie III, chapitre 3 et 4, pages 174 à 230.
[2] Baxandall, L’œil du Quattrocento, partie II, chapitre 10, pages 144 et suivantes.
[3] Alberti, De Re Aedificatio, cité par Blunt Anthony, Théorie des arts en Italie, livre VI, chapitre II, page 32.
[4] Alberti, De Statua, page 199, cité et traduit par Blunt, op cit, page 35.
[5] Alberti, De la Pictura, page 143, cité et traduit par Blunt, op cit, page 30.
[6] Panofsky Erwin, La perspective comme forme symbolique, page 26.
[7] Turner Richard, La renaissance à Florence, page 91.
[8] Il s’agit du traité Perspective, de Jan Vredeman de Vries.